Sale temps pour sortir

Voir un ami pleurer

La petite fille souriante, 6 ou 7 ans, s’est arrêtée devant moi avec sa crème glacée. Sa mère discutait avec une amie et, avec mon regard posé dans le vague, je devais lui sembler une interlocutrice idéale.

— C’est quoi, toi, ta chanson préférée?

Sans réfléchir, j’ai répondu: Voir un ami pleurer.

— Mais c’est pas une chanson, ça, m’a répondu la petite, en fronçant légèrement les sourcils avec le sérieux des enfants de cet âge-là.

— Alors, toi, c’est quoi ta chanson préférée?
— On va s’aimer! m’a-t-elle dit.

J’ai sursauté et fredonné la chanson de Martine St-Clair. Non, ce n’était pas de celle-là qu’elle parlait. Elle a chanté celle à laquelle elle faisait référence, puis s’est arrêtée net.

— Tu as un ami qui pleure. Il est où?
— Il n’est pas loin, dans ma tête…
— Dans ta tête?

La maman est arrivée. Elle a récupéré Lili et sa crème glacée. Elles sont parties sur le trottoir. La petite s’est retournée pour m’envoyer la main.

Bien sûr, il y a les guerres d’Irlande
Et les peuplades sans musique
Bien sûr, tout ce manque de tendre
Il n’y a plus d’Amérique
Bien sûr, l’argent n’a pas d’odeur
Mais pas d’odeur vous monte au nez
Bien sûr, on marche sur les fleurs
Mais, mais voir un ami pleurer…

Tout d’un coup, j’ai eu envie de faire revenir la petite fille et de lui chanter cette chanson de Brel, lui expliquer à quel point ce long poème dit à peu près tout ce qu’il y a à dire sur quelques accords en mineur.

Bien sûr tout. Bien sûr, il y a les grands enjeux, les guerres, les réfugiés, les dictateurs, les corrompus. Bien sûr, un manque de projet de société et bien sûr, il y a nos propres vies imparfaites, nos amours qui ne nous fournissent pas toujours le bonheur rose et dodu qu’on lui demande, bien sûr.

Mais voir un ami pleurer
Bien sûr, ces villes épuisées
Par ces enfants de 50 ans
Notre impuissance à les aider
Et nos amours qui ont mal aux dents
Bien sûr, le temps qui va trop vite
Ces métros remplis de noyés
La vérité qui nous évite
Mais, mais voir un ami pleurer…

Bien sûr, la job qui consomme et consume nos jours à la vitesse de l’éclair et qui fait que le temps passe tout droit et nous donne parfois l’impression que notre vie se déroule entre parenthèses, en attendant d’avoir le temps de vivre un peu comme si elle était ailleurs, nos compagnons d’armes qui courent toute la journée, métro, dodo, deadline, cours de judo, cours de yoga, etc.

Bien sûr, nos miroirs sont intègres…

Bien sûr, tous ces mensonges que nous nous racontons à nous-mêmes, ces névroses que l’on refuse de voir, ces trucs toxiques que l’on ne change pas.

Et tous ces hommes qui sont nos frères
Tellement qu’on est plus étonnés
Que par amour ils nous lacèrent
Mais voir un ami pleurer…

La petite fille avait disparu depuis longtemps de mon champ de vision et je venais de lui faire cette petite leçon imaginaire en déclinant par cœur ces strophes que j’ai fini par assimiler à force d’écouter en boucle ce texte, adolescente, sur la vieille table tournante de mes parents. Cette chanson me bouleversait à un âge tendre. Je ne l’écoute que rarement aujourd’hui. J’ai moins de temps pour goûter la nostalgie et me mettre sciemment l’humeur au bleu. Mais spontanément, quand la petite fille m’a demandé ça – c’est quoi ta chanson préférée? –, mon inconscient s’est mis en mineur.

Sans doute un peu parce que je m’étais arrêtée au café de retour de chez elle.

J’avais pris une petite heure de ma vie. Je lui avais dit que je serais là à 16h. J’ai déboulé dans son salon en retard, 16h30: «Excuse-moi, il y avait du trafic.»

Alors qu’elle me racontait sa rage de dents venue s’ajouter aux douleurs engendrées par son genou foutu, mon téléphone vibrait de messages vers lesquels mon regard se détournait par réflexe.

Elle m’a dit, sans emphase: «J’en ai assez de souffrir, c’est trop dur, je n’en peux plus, je suis fatiguée, je n’ai plus la force.»

Elle s’est mise à pleurer doucement. De grosses larmes perceptibles sur ses joues. Je lui ai tenu la main. Discrètement, j’ai fermé le téléphone, laissant de côté les guerres d’Irlande, les peuplades sans musique, notre société sans projets ni rêves, mes miroirs intègres et le temps qui va trop vite et je l’ai regardée pleurer en silence, car il n’y a surtout rien à dire ni rien à faire quand on voit un ami pleurer, il faut se taire et s’oublier. Se taire, se taire, se taire, ta yeule et faire face à la fragilité devant laquelle on devient si con, si plein de conseils inutiles.

Je lui ai tendu un mouchoir. Elle s’est ressaisie. Je lui ai dit des conneries du genre: «Un jour à la fois, ça va s’arranger, tu vas t’en sortir, ça va aller mieux demain.» Elle a souri pour me rassurer: «Ça va, t’inquiète pas. J’irai mieux demain. Vas-y, je sais que t’es dans le jus.»

J’ai fait semblant d’y croire et je suis partie.

Plus tard, assise au café, les yeux dans le vague quand la petite fille m’a questionnée, je l’entendais pleurer dans ma tête, persuadée qu’elle avait attendu mon départ pour pleurer vraiment, lâcher la digue.

Car le plus souvent, même si on expose à peu près tous les petits événements de nos vies sur les réseaux sociaux, on se cache pour pleurer.