Sale temps pour sortir

Tu peux pas dire ça!

Dans un salon funéraire, il y a quelques années. Un vieil ami vient de mourir. Des photos de lui, de sa famille défilent sur le mur blanc. Des fleurs partout. Et des propos fleuris. Tout le monde est ému. Il est toujours absurde d’être confronté au grand départ de quelqu’un. La plus grande absurdité qui soit. Après les accolades d’usage, les «comment tu vas?» et les «Mon dieu que ça fait longtemps!», les échanges se tarissent. Que dire? Pourtant, il y aurait tant à dire sur celui qui vient de mourir. Un être haut en couleur qui nous en a fait voir de toutes les couleurs. Mais personne ne veut parler de cela.

Quelqu’un dit: «C’était un bon vivant.» Cliché ridicule. Qui, dans la vie, n’est pas un bon vivant? La vacuité immense de cette déclaration a dû déclencher quelque chose dans les esprits des gens qui formaient le petit groupe au milieu duquel j’étais assise. Parce qu’un vieux chum du défunt, à ce moment-là, a brisé la glace: «Moi, je ne le voyais plus depuis déjà deux ans au moins. On avait été super proches, mais à un moment donné, je me suis rendu compte qu’il ne m’écoutait jamais, qu’il ne me demandait même pas comment, moi, j’allais, que c’était un être totalement narcissique.»

Il y a eu comme un silence gêné. Peut-on dire ces choses-là, peut-on être critique quand quelqu’un est dans une boîte en bois? Le silence n’a pas duré longtemps. Il nous avait, ce vieux chum, donné la permission, étonnante, d’arrêter cette pantomime révérencieuse. Nous nous sommes mis à parler pour de vrai. À parler des petites mesquineries du défunt, de ses grandes névroses, de l’inquiétude que nous causait son comportement souvent autodestructeur, de son intransigeance obtuse. Et cette salve de critiques sincères était, à mon sens, beaucoup plus aimante que la régurgitation de phrases creuses et mièvres qui sentent un peu trop le lait condensé. Il y a des vertus à la rugosité. Ça aide quand ça pique, mais bon dieu qu’on a peur d’utiliser le papier sablé même le plus mince.

J’ai repensé à cet épisode du salon funéraire récemment alors que j’accompagnais à reculons ma mère aux funérailles d’une vieille connaissance de la famille. Pour mettre la table, mettons que la personne dont nous devions saluer le départ était quelqu’un de belliqueux, de chicanier, qui avait semé de son vivant une bisbille pas possible chez ses proches. D’ailleurs, il n’y avait pas grand-monde dans l’église. Le prêtre a invité un membre de sa famille à venir livrer un témoignage et, à ma grande surprise, je me suis redressée sur mon siège et j’ai écouté attentivement la meilleure oraison funèbre qu’il m’a été donné d’entendre. S’il est possible de qualifier ainsi une oraison funèbre.

Pour préserver l’anonymat de cette famille-là, appelons le défunt «Roger». Parce qu’évidemment, il ne s’appelle pas Roger et que Roger est un prénom très générique dans une certaine génération.

Donc, le frère de Roger est debout derrière un petit lutrin. Tous ceux qui sont réunis dans l’église savent que Roger s’est conduit de façon tout à fait odieuse avec le frère qui s’apprête à parler. Appelons-le «Jean». Donc, Jean est là avec quelques feuilles de papier, un peu nerveux. Il commence son discours. «Si quelqu’un a des explications à me fournir sur pourquoi mon frère s’est comporté comme cela à mon égard, j’aimerais bien vous entendre. Si vous savez mieux que moi pourquoi nous étions en chicane, venez m’en parler.» Après cette introduction, il a parlé des leçons de paix et d’harmonie que lui a données son frère a contrario. Il a osé dans cet espace de silence compassé qui opère avec la mort nommer publiquement les choses. Il n’était pas acrimonieux, il ne se donnait pas en spectacle, il n’en a pas rajouté. Mais il a nommé les choses, sans s’excuser au préalable. Il a conclu en disant: «Quand vous sentirez la caresse d’une brise chaude, quand vous croquerez dans une pomme, quand vous perdrez votre regard dans l’infini de l’océan, pensez à Roger qui ne peut plus goûter tout cela. Et ça me rend bien triste.»

La rugosité d’un papier sablé fin peut procurer plus de bien aux surfaces que le contact poisseux d’une débarbouillette de couleur pastel.

Hier, je mangeais avec des collègues de travail. J’étais en colère contre un truc et m’exprimais ouvertement sur ma frustration. Ma voisine de table m’a arrêtée dans mon discours, péremptoire et sévère: «Tu peux pas dire ça! Ce que tu peux dire par contre c’est “Dans mon ressenti, j’ai l’impression que… ou la façon dont moi je l’ai ressenti” et reconnaître que si tu n’es pas d’accord avec le résultat, tu ne peux pas juger puisque ce n’est pas toi…» Bref.

Dans mon ressenti, donc, je suis souvent en tabarnak devant le manque de gros bon sens et diverses petitesses, mesquineries, injustices, incohérences, raisonnements sans envergure, etc. qui se déclinent aussi bien au nominatif, au vocatif qu’à l’accusatif, au génitif, au datif et à l’ablatif.

C’est drôle, on a jamais autant dit ce qu’on pense sur les fenêtres virtuelles de nos vies et pourtant, j’ai jamais autant entendu «Tu peux pas dire ça!»

Dommage, parce que j’aimerais bien qu’on puisse le plus souvent dire les choses, même si elles sont dures. Tout dire, sauf des conneries.

Surtout que maintenant, je connais le truc. Comment dit-on «dans mon ressenti» en latin déjà?