Ne pleure pas Jeannette alazim boum boum… Quand j’étais petite, avec sa mère et notre amie Marie, nous chantions cette chanson très souvent. En jouant à l’élastique, en jouant au ballon poire, en jouant à la poupée. Et depuis qu’elle est née, je l’appelle donc Jeannette. Quand elle était bébé, je lui chantais cela pour l’endormir lorsque je la gardais pour permettre à sa mère de souffler, de faire des courses, de sortir.
Mais Jeannette n’est plus un bébé, elle a l’âge qu’avait ma grande amie, sa mère, lorsque nous nous sommes connues et que nous sommes devenues d’indéfectibles amies, des sœurs. Et Jeannette ne veut plus – booooon – que je l’appelle Jeannette.
— Arrêeeeeete Milouuuu! C’est pas ça mon nom boooooonnnn!
Et elle se fâche. Les poings sur les hanches. Elle devient toute rouge. Et ça me fait rire. La colère des enfants me fait rire avant qu’elle ne me fasse perdre patience. Et comme je la garde depuis quelques jours car sa mère est partie prendre une pause de l’hiver, elle se fâche souvent. Elle me fait rire souvent et me fait sortir de mes gonds aussi souvent!
Mais ça ne dure jamais longtemps, parce que j’ai beaucoup de difficulté à adopter très longtemps la position de sévérité qui sied à l’adulte responsable.
— Jeannette, mange ta soupe!
— Non! J’aime pas ça la soupe!
— Jeannette, mange ta soupe!
— Non! Je ne veux pas manger. Je n’ai pas faim.
— Jeannette, maaaange! Jeannette, je ne veux pas me mettre en colère, mange!
— Nooooonnnn!
— Jeannette…
Je m’énerve. Elle s’énerve aussi et crie les poings sur les hanches: «Je ne veux même pas me chicaner avec toi, t’es pas ma mère. J’aime mieux me chicaner avec ma mèèèèèèèrrrrre, ma mèèèèèère à moi.»
J’éclate de rire.
— Très bien alors. Je peux comprendre ça. Moi aussi, tant qu’à me chicaner, j’aime bien me chicaner avec ma mère. C’est un classique, Jeannette. Se pogner avec sa mère fait partie de la vie d’une femme, c’est assez standard.
Elle me regarde, perplexe, ses yeux verts coiffés de sourcils en accent circonflexe.
— Va te chercher un yogourt. Je vais terminer ta soupe.
Alors que je lis tranquillement dans le salon et qu’elle est censée faire la même chose dans sa chambre, je l’entends soudainement pleurer. Jeannette est à cet âge où elle peut d’une minute à l’autre alterner entre la préadolescence et la petite enfance.
— Qu’est-ce que tu as ma Jeannette?
— Je m’ennuie de ma maman. Pourquoi est-elle partie au Mexique?
— Parce qu’il fait beau et chaud au Mexique, ma chérie, et que ta mère avait besoin de se reposer, toute seule avec ton papa.
— Oui, mais mouâââ, je ne veux pas qu’elle se repose sans mouâ, qu’elle prenne des vacances sans mouâ. Elle a pas le droit de partir sans mouâ!!!!!!
— Essaie de te réjouir du fait que ta mère soit bien, essaie de ne pas ramener ça à toi tout le temps…
Elle me regarde attentive. Elle se calme. Réfléchit sans doute au difficile et complexe concept de l’altruisme. Et puis elle se lève en trombe, fonce dans la chambre de ses parents, sort le chandail de sa mère et enfouit son nez dedans.
— Ce soir, je vais dormir avec son parfum alors…
Je ris. Elle rit avec moi. Sa mère était aussi fantasque à son âge. Elle aimait les grandes émotions, les déguisements, le théâtre.
Elle se couche avec le chandail et pointe une photo sur le mur.
— C’est ma grand-mère!
— Je sais Jeannette, je l’ai bien connue ta grand-mère… Tante Marie et moi, à ton âge, on allait jouer à la poupée chez ta grand-mère.
Elle écarquille les yeux. Difficile à imaginer, sans doute, que Marie, sa mère et moi, nous avons été petites, des enfants occupées à jouer à la poupée.
— Elle est au ciel, maintenant. Elle me manque beaucoup.
— Je sais Jeannette, je sais.
— Pourquoi les gens meurent, tante Milou?
Elle n’attend pas ma réponse, elle doit savoir qu’il n’y a pas de réponse à cette question-là.
— Je ne peux pas répondre à ça, Jeannette. Pose-moi une autre question.
Je lui souris, pour alléger l’atmosphère, je tente même un petit rire, mais il doit sonner faux.
— Pourquoi on est sur la Terre? D’où les humains arrivent-ils?
Les questions des enfants ne sont pas toujours drôles. Celles de Jeannette me laissent souvent pantoise. Je tente de lui expliquer.
Heureusement, Chloé la voisine, et surtout sa meilleure amie, vient de sonner à la porte; elle vient dormir à la maison.
Les deux petites s’installent dans la chambre encombrée de pouliches aux crinières arc-en-ciel. Je les observe dans le cadre de la porte.
— Tu peux retourner lire, tante Milou, et ferme la porte derrière toi.
Le message est clair. Elle veut être seule avec Chloé.
Du salon, je les entends se raconter des histoires, rigoler. Et je souris.
Jeannette, je te souhaite de garder tes amis d’enfance, car c’est un privilège dans la vie que de vieillir avec nos amies, mémoires vivantes de nos parcours partagés, de nos poupées à nos premières amours, à nos grandes joies et à nos deuils. C’est comme une famille que l’on a choisie à un âge tendre.
Jeannette, je ne sais pas trop pourquoi les humains sont sur la Terre, mais je sais que ça, les vieilles amies à qui tu n’as pas besoin d’expliquer grand-chose car elles savent, ça aide à vivre.
— Bon, c’est l’heure de te coucher maintenant.
— Noooooonnnnnn.