Et puis, ça m’a frappée. Je regardais les enfants s’ébrouer dans les vagues du grand bleu marin, leurs petits cris de bonheur habillant le souffle de la brise. L’homme était assoupi à mes côtés sur la grande couverture de plage sous un soleil aussi impérieux que jovial. J’ai levé les yeux de mon livre et ce constat tout simple m’a fait sourire: le summum de la récréation, pour moi, est de me plonger les neurones dans une histoire de meurtre sordide qui sera résolue par un policier dépressif qui boit et fume trop et qui a été laissé par sa femme. Pourquoi, diantre, ces histoires scabreuses de détectives sont-elles synonymes de relaxation totale? Paradoxal, comme le chantait Joe Bocan.
Dans le roman que je suis en train de lire avec délectation dans mon bikini à pois jaunes, symbole d’un ludisme existentiel assumé, un jeune homme est poignardé dans une forêt d’un pays que je n’ai jamais visité et où je soupçonne que peu de jeunes hommes ont été assassinés aussi sauvagement dans la vraie vie. Quel est le taux de criminalité en Suède? Dans le palmarès du nombre de meurtres par 100 000 habitants, la Suède arrive au 24e rang, alors que le Brésil et le Mexique trônent en tête de peloton. Alors, pourquoi les meilleurs romans policiers, que je mets de côté pour les vacances, sont-ils tous, ou presque, écrits de la main de Suédois?
En voilà un bon sujet de thèse. Pourquoi autant de bons auteurs de romans policiers proviennent-ils de cette région du monde si privilégiée et relativement paisible?
Mais, la vraie question qui me taraude dans mon bikini à pois jaunes, c’est pourquoi ces romans, vite lus, vite oubliés, sont-ils si essentiels à mon bonheur total, ici, sur une plage devant des enfants qui rigolent en se jetant dans les vagues et jouissant d’un plaisir pur et frais?
Je n’y avais jamais songé avant, mais là, je me dis, en regardant la mer à l’infini et l’homme qui sommeille paisiblement à mes côtés: suis-je normale, docteur? Parce que quand on y pense, il y a un truc un peu fêlé à vouloir conjuguer une histoire qui me ferait complètement flipper dans la vraie vie (j’ai couvert quelques véritables histoires de meurtres dans la véritable vie et elles m’ont troublée profondément et me hanteront jusqu’à la fin de mes jours ) et un moment de joie et de détente totale, une journée à la plage avec mon amoureux, la mer et les rires pétillants de jeunes enfants qui éclatent de rire chaque fois que le miracle d’une vague sur leurs peaux tendres s’échoue. La vérité, c’est que j’en ignore la raison complètement. Mais j’en fais une véritable obsession.
Pendant des semaines avant de partir en vacances, je prends des suggestions, je lis des critiques, j’achète des livres, je les mets de côté. Cette pile-là, elle est pour les vacances. Ce sont mes romans de plage, ceux dans lesquels je vais pouvoir plonger avec délectation. Celui que j’ai lu avant celui qui raconte le meurtre sauvage du jeune homme, l’œuvre d’une auteure suédoise, bien sûr, m’a profondément déçue. L’histoire d’une femme cocue qui pète complètement les plombs. Son mari la trompe, il y aura meurtre. Le tout est pesant, très cliché, trop long. Bref, un mauvais choix de polar, qui m’a rendue insatisfaite, pour ne pas dire malheureuse. Le malheur tient à si peu de chose.
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Mon ami Samuel, qui est à la fois le plus intelligent, le plus philosophe et le plus névrosé de mes amis, me rappelle souvent ce fait étrange: alors que nous savons que la vie est courte et que les moments de bonheur sont furtifs, nous avons tous cet incroyable talent à nourrir… l’insatisfaction. Ce n’est jamais parfait. La maison, la relation de couple, le travail, les vacances, le roman, le restaurant, etc. Il faut toujours plus, toujours mieux. Il manque toujours quelque chose au bonheur. «Et pendant qu’on obsède sur ce que nous n’avons pas fait, pas réussi, pas complété, pendant qu’on angoisse sur l’imperfection de nos vies, de nos carrières, de nos amours, on oublie de vivre, tout simplement, on ne prend pas le temps de vivre, de vivre tout simplement», m’a dit Samuel récemment.
Samuel, ce n’est pas son véritable prénom, mais mes amis en ont marre que je me serve d’eux dans mes chroniques. Alors, j’ai changé son nom. Liberté d’auteure.
Et si ma vie était parfaite? Comment serait-elle? J’écrirais sans doute un roman policier génial dont la première phrase serait: «Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses.» Mais ce roman a déjà été écrit, il s’intitule Prochain épisode et il est d’un auteur québécois du nom d’Hubert Aquin. Ce roman policier est un chef-d’œuvre de sociologie, les deux mains sur le clavier, là où ça fait mal, dans les entrailles de l’âme du Canada français. Les mots sur les névroses de nos élites, sur notre ambivalence par rapport à nous-mêmes.
Et si ma vie était parfaite? Tout le monde aurait lu et relu ce chef-d’œuvre de notre littérature nationale. Il serait en lecture obligatoire au cégep.
Mais bon, la vie est imparfaite et je vais saisir le jour, comme disait mon grand-père. Carpe diem. Et vive les romans policiers – même les mauvais – dégustés sur le bord du grand bleu avec l’homme que j’aime qui dort doucement à mes côtés. Parce que comme me disait mon ami Samuel, profite de chaque journée, car elle ne reviendra jamais.