Sale temps pour sortir

La lumière du passé

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Ma mère a toujours aimé cette chanson d’Yves Montand qu’elle écoutait en boucle.

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Tu vois, je n’ai pas oublié

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Les souvenirs et les regrets aussi

Je crois que c’est cette chanson qui m’a donné très tôt dans la vie ce goût pour l’automne. Saison de douce nostalgie qu’on déguste en regardant la pluie, en s’accordant le droit de ralentir la vie, de lire, de se poser des questions, d’être triste, de réfléchir.

Et le vent du Nord les emporte

Dans la nuit froide de l’oubli

La nuit froide de l’oubli. Les trous de mémoire me donnent le spleen.

Fin septembre. Un article du Devoir intitulé «La maison Pasquier et ses 300 ans d’histoire ont été jetés à terre jeudi» réveille particulièrement cette tristesse.

Trois cents ans d’histoire jetés à terre.

Depuis plusieurs mois, je lis attentivement tous les articles de mon collègue Jean-François Nadeau du quotidien Le Devoir qui guette, vigilant, les outrages faits au patrimoine. Je dis plusieurs mois, parce qu’il me semble que même si le phénomène n’est pas nouveau, depuis quelques mois, il s’accélère.

Nadeau n’est pas le seul à sonner l’alarme.

Quelques jours plus tôt dans La Presse, l’ethnologue Isabelle Picard signait un texte qui me hante toujours: «Trois mille bâtiments anciens seraient démolis chaque année au Québec, certains étant de véritables bijoux patrimoniaux. On dirait une parade d’automutilation permanente», écrivait-elle.

Automutilation. Je crois que c’est le bon mot. Dur mais juste.

En regardant la pluie tomber, je réfléchis. Pourquoi?

Il y a quelques années, pour le boulot, je devais me rendre dans le Témiscamingue. C’était l’automne d’ailleurs. Comme à chaque fois que je pars, j’ai téléphoné à ma grand-mère paternelle pour lui dire que je quittais la ville quelques jours.

— Tu vas où?

— À Sainte-Marie, au Témiscamingue. T’es déjà allée là?

— Moi, non. Mais ton grand-père est né dans ce coin-là, à Notre-Dame-du-Nord.

— Ah bon?

Jamais mon grand-père n’avait-il mentionné une enfance au Témiscamingue.

Sur place, j’ai voulu en savoir plus et me suis rendue au presbytère. Une gentille dame a sorti le registre des naissances. Elle a pris le temps de fouiller. Eh oui! Mon grand-père était bien né là. Son nom était écrit à la main, de cette écriture penchée et nette.

Dans les vieux registres, il y avait, aussi, des informations toutes neuves.

La dame du presbytère m’a raconté qu’en 1922, un immense incendie avait ravagé la ville. La population s’était réfugiée sur le lac, des petits y étaient morts asphyxiés, dont un frère et une sœur de mon grand-père. Un frère et une sœur dont mon grand-père ne m’avait jamais parlé. Pourtant, leur mort était consignée sur le papier jauni.

La dame du presbytère m’a ensuite dit que le nom de jeune fille de mon arrière-grand-mère lui laissait croire qu’elle venait de la réserve située juste à côté de Notre-Dame-du-Nord. Ça non plus, mon grand-père n’en avait jamais parlé. Mon grand-père ne parlait jamais de son enfance.

Tout ce que je sais, c’est que ses parents étaient très pauvres. Un jour, alors que j’étais chez lui et que je faisais un devoir pour l’école sur la crise économique de 1929, j’avais 14 ou 15 ans, il m’avait raconté qu’il devait se confectionner des souliers en papier journal, que ses parents, qui n’avaient pas eu beaucoup d’instruction, avaient eu une vie difficile. J’étais trop jeune à l’époque pour saisir l’occasion de le faire raconter son histoire. J’étais trop jeune à l’époque pour me rendre compte que les trous de mémoire sont délétères dans l’histoire d’une famille comme dans celle d’un peuple.

Des années plus tard, alors que ce grand-père paternel était mort depuis une dizaine d’années, en rentrant de ce presbytère, je me suis retrouvée, seule et songeuse, sur le lit d’une petite chambre de motel où j’avais posé mes valises. J’ai regardé la pluie tomber. J’aurais voulu parler avec mon grand-père. Comment se faisait-il que je n’aie pas connu ce chapitre de son histoire? De notre histoire? Pourquoi ne m’avait-il jamais dit les eaux noires du grand lac Témiscamingue? Le froid dans ce village lointain? La vie âpre de ses parents qui perdirent deux enfants dans une fumée assassine? Sa mère était-elle Algonquine? Quand sa famille avait-elle quitté la région pour la ville? Pourquoi?

Le vent du nord a soulevé les feuilles mortes. Les eaux froides du grand lac Témiscamingue ont frémi sous la bourrasque. J’ai dû m’endormir un instant, car la sonnerie du téléphone m’a laissée ahurie. Ma mère était au bout du fil et sans aucun préambule, elle m’a demandé si je voulais la table d’Émilie. Elle était très excitée. La table d’Émilie, tu te rends compte?

Émilie est l’arrière-grand-mère de ma mère. Une femme qu’elle aimait beaucoup. Elle a eu neuf enfants, une ferme, deux maris. Elle fut deux fois veuve. Dans sa maison blanchie à la chaux, il y avait un toit de tôle, une cuisine d’été, des légumes d’hiver à la cave et une immense table réfectoire. Comme je suis la seule à avoir hérité du prénom de l’aïeule, quand certains membres de la famille ont voulu faire un ménage, s’acheter du neuf, quelqu’un quelque part s’est dit que ce serait bien qu’Émilie ait la table d’Émilie.

Et, bien sûr que j’ai pris la table d’Émilie. Elle est encombrante, trop grande, bien sûr, mais solide. Elle a été construite pour qu’on y mange à plusieurs, elle sait recevoir. C’est peut-être ésotérique, mais je crois même qu’elle a une âme, cette table, car elle me raconte une histoire.

Jamais il ne me viendrait à l’idée de la détruire, ce serait rayer les chapitres qui me précèdent – et pourquoi voudrait-on commencer un livre en plein milieu? Y a-t-il au Québec des chapitres qui ne méritent pas un certain respect? Une certaine attention? Les connaît-on seulement ces chapitres de notre histoire?