Sentinelle

Le théâtre en vie

Pour inaugurer cette chronique baptisée d’après cette lampe qui reste allumée dans le théâtre après les représentations et qui renvoie à l’idée que je me fais de la tâche d’un critique de théâtre, soit de veiller et d’éclairer la scène d’une pensée constructive, j’aimerais faire un vœu. Il m’a été inspiré par un choc artistique vécu en juin dernier durant le FTA. Les Italiens Enrico Casagrande et Daniela Nicolo, de la compagnie Motus, présentaient deux pièces d’un projet théâtral revisitant la figure d’Antigone et nous donnaient une sacrée belle leçon de théâtre, un coup d’épée et de grâce dans notre monde de mimétisme qui oublie ce que peut faire un acteur sur scène qu’il ne peut faire à l’écran, et ce que peut dire un récit sur les planches que ne pourra jamais dire un livre.

C’est surtout d’Alexis. Una tragedia greca que je veux vous parler, parce que la pièce cristallise les possibilités du théâtre, amenant jusqu’à nous l’antique révolte d’Antigone, résistante solitaire qui cherche la justice pour son frère Polynice, laissé sans sépulture. Les Italiens ont mené une enquête réelle en Grèce, à la suite de l’assassinat d’un jeune manifestant, tué par un policier en 2008, qui a provoqué une vague de manifestations monstres et fut le bois d’allumage du grand mouvement des Indignés. Autour de ce Polynice moderne et réel, les metteurs en scène ont créé un univers qui abolit les frontières de la réalité et de la fiction, du passé et du présent, faisant intervenir les acteurs sur le rôle et la fonction de l’art dans la société, alternant entre le documentaire (par l’intégration de vidéos d’archives sur les émeutes en Grèce), des passages d’Antigone et une intervention directe avec le public, par l’utilisation d’une caméra vidéo captant des clichés du moment présent.

Montréal, en juin dernier, battait au son des casseroles, et les questionnements des comédiens sur le sens de la révolte d’Antigone aujourd’hui, sur les figures actuelles de la résistance, des combats contre un système mondial qui tyrannise l’individu et sabre ses libertés ainsi que sur le rôle de l’art dans la société résonnaient fort dans le cœur des spectateurs. Mais quand les acteurs ont invité le public à rejoindre l’actrice incarnant Antigone sur la scène pour faire de sa révolte solitaire un front commun, l’émotion fut à son comble. En synergie avec les acteurs, les spectateurs faisaient alors partie intégrante du spectacle, jouant au théâtre un acte de solidarité, mais saisissant aussi dans le réel la puissance d’un mouvement d’indignation rassembleur et détruisant le cycle tragique des héros isolés par leurs combats. Le théâtre entrait dans la Cité et la Cité dans le théâtre. Il était alors permis de croire que le théâtre pouvait changer le monde, parce qu’il vivait avec un public dans le présent.

Malgré les maigres ressources qu’on lui octroie en comparaison d’autres formes artistiques, le théâtre possède des moyens qui échappent aux autres disciplines. Pourquoi ne pas tirer profit de ces atouts uniques dans un siècle où les singes imitent les oiseaux, les oiseaux imitent les singes, bref, où chacun essaie de parler plus fort pour se faire entendre dans le grand vacarme en imitant son voisin plutôt qu’en raffinant son propre chant? Mon vœu serait que notre théâtre crée plus de moments de synergie tels que celui vécu par le public montréalais ce soir de juin, une sorte de transfert vivant entre l’acteur et le spectateur que lui seul peut accomplir.

Alexandre Fecteau me disait justement en entrevue qu’il trouvait le théâtre souvent ennuyant et jetait la faute sur notre fâcheuse tendance à ne pas miser sur la force du présent de l’acte théâtral. La revue Jeu consacrait aussi un numéro au sujet plus tôt cette année. Le théâtre m’ennuie, titrait-elle, cherchant les causes de ce manque de dynamisme chronique d’un certain théâtre décroché du public, basculant vers le divertissement qui, on le sait, uniformise les pratiques artistiques plutôt qu’il ne les singularise. C’est aussi contre cet ennui ou cet abrutissement que L’Activité, la compagnie d’Olivier Choinière, s’est donné le mandat de lutter. Son controversé Projet blanc cherchait, l’automne dernier, à réveiller la conscience du spectateur, à lui rendre la souveraineté de sa pensée. «Le théâtre est l’art qui nous rappelle au présent. L’industrie du spectacle a envahi le théâtre et nous sort du présent», écrivait-il dans le plus récent numéro de Jeu. Je nous souhaite un théâtre qui tienne ses promesses d’art vivant ancré dans la Cité, qui ne singe pas son voisin de l’industrie mais demeure un acte éphémère, unique, qui possède une emprise sur le réel qu’il ne doit jamais négliger. En cette période de crise et d’élections, le pouvoir de dire ensemble, dans l’immédiat, quelque chose sur le monde, c’est déjà bien plus que de se regarder mourir en bâillant.