Sentinelle

L’indignation, un an plus tard

À l’automne 2011, un spectacle m’avait particulièrement remuée par la charge politique et sociale qu’il portait sous le couvert d’une poésie vibrante et d’un humour corrosif, une charge trop rare, m’étais-je dit, déçue du climat apathique dans lequel le Québec s’enlisait depuis des années. Le cri du cœur lancé avec verve et sincérité par les personnages des trois courtes pièces signées par trois esprits libres et indignés, réunies dans une mise en scène de Dominic Champagne sous le titre Tout ça m’assassine, venait percer le silence radio d’un peuple assis sur ses déceptions politiques, se levant trop rarement pour revendiquer son droit de vivre et pour refuser le système dans lequel ses dirigeants l’avaient enfermé.

Reprises cet automne, ces pièces soulignent le 25e anniversaire de la mort de René Lévesque qui est à l’origine d’un des trois textes du triptyque, celui de Champagne, La déroute, où deux romantiques désabusés partaient sur une brosse le soir des funérailles du grand homme, errant sur la route en convoquant les rêves collectifs d’un pays perdu dans un cul-de-sac, revisitant son histoire et le chemin parcouru depuis sa naissance, semé de désillusions. On nous entraînait aussi dans le spleen jazzé du grand poète franco-ontarien Patrice Desbiens, qui nous crachait de sa langue charnue et envoûtante les défaites et les rêves crevés d’un poète alcoolique, en équilibre au bord du gouffre, regardant passer la colère et le courage de résister comme de vieux amis en train de se perdre dans le brouillard d’une taverne enfumée.

Le troisième texte, Confessions d’un cassé, signé par un de nos intellectuels les plus ancrés dans la Cité, Pierre Lefebvre, donnait aussi une voix à un résistant situé en marge du monde, un penseur désargenté qui ne comprend pas la valeur de l’argent ni la société capitaliste qui carbure à la consommation et au travail, et dont il est exclu. En relisant ce texte aujourd’hui, j’ai été frappée par l’écho direct au discours des Indignés et du mouvement Occupy, qui naissaient en même temps que la présentation de cette leçon d’économie très autobiographique, étonnamment prémonitoire. Lefebvre y allait d’un plaidoyer contre le système capitaliste, avouant ne pas croire au bonheur que nous propose ce qu’on appelle le libre marché, racontant son difficile parcours d’intellectuel dans une société qui ne valorise nullement ceux qui savent lire et écrire, des activités jugées inutiles, à l’instar des professeurs et autres travailleurs dédiés aux tâches de la pensée, rejetés par le régime nazi lors de la Seconde Guerre mondiale. Perplexe devant cette «hiérarchisation du monde faite à la lueur perverse de l’utilité des choses, et des êtres», il explique par cette déification de l’économie qu’un type comme lui ne réussisse pas à trouver une rémunération décente. Percutant et constellé d’un flamboyant humour caustique, le texte de Lefebvre lançait des pointes contre Jean Charest et Nicolas Sarkozy, capable de proclamer que «Le travail, c’est la liberté» sans savoir qu’un autre gars y avait pensé avant et fait installer la formule au portail des camps d’Auschwitz et de Dachau, résumant à lui seul l’horreur de notre époque où ridicule est notre besoin accablant de nous distraire pour «nous détourner à jamais du malaise d’être soi».

Un an plus tard, ces dirigeants ne sont plus au pouvoir. Un vent de changement a soufflé et donne à ce spectacle une portée encore plus grande, me semble-t-il. Plus percutant encore que le discours engagé de Dominic Champagne, ce morceau de théâtre magnifiquement interprété par Normand D’Amour (en remplacement d’Antoine Bertrand), Alexis Martin, Mario Saint-Amand, Sylvain Marcel et Julie Castonguay confirme le pouvoir de la parole poétique sur la politique, une parole prophétique ayant réussi à mettre dehors ce qui nous assassine et à rendre aux penseurs et aux artistes une certaine dignité. Chapeau!

Du 3 au 13 octobre, à la Cinquième Salle de la Place des Arts

Les femmes et la guerre

La résistance prendra une tout autre forme dans la prochaine production du Théâtre Incliné qui explore depuis 20 ans la poésie de l’image avec un travail sur la marionnette, la lumière et le mouvement, souvent présenté à l’étranger. Avec Le fil blanc, la metteure en scène José Babin propose un conte sur les femmes comme champs de bataille, dont les corps sont envahis, pillés et violés durant les guerres, tels des territoires conquis par l’ennemi. Sujet grave, délicat et encore tabou, l’attaque guerrière sur les femmes est pourtant une réalité vécue chaque jour dans plusieurs pays et perpétrée depuis des lunes. Prenant la voie de la mythologie, José Babin, Francine Alepin et Nadine Walsh ont écrit un conte pour libérer la femme ainsi violentée dans une pièce qui choisit d’aborder le politique par la poésie, encore une fois. Osons souhaiter que cette parole soit autant porteuse de changements que celle des indignés de Champagne. Une table ronde sur le sujet, animée par Paul Lefebvre, sera présentée le 10 octobre.

Du 3 au 20 octobre, au Studio Jean-Valcourt du Conservatoire