Si les grèves étudiantes ont fait sortir les jeunes dans la rue, elles ont aussi vidé les théâtres. Plusieurs d’entre eux ont remarqué une diminution du public scolaire au printemps, mais encore plus drastique est la chute constatée en ce moment, en plein creux de vague entre la session de rattrapage qui se termine et le nouveau trimestre qui la chevauche. Les professeurs n’ont pas le temps d’organiser des sorties de théâtre et certaines pièces programmées en fonction des horaires des cégeps tombent carrément dans le vide.
Le Théâtre I.N.K. présentait L’effet du temps sur Matèvina en avril aux Écuries, quand les manifestations battaient leur plein. La pièce abordait l’engagement de jeunes révolutionnaires, un sujet qui ne pouvait trouver plus d’écho dans le mouvement de rébellion des étudiants. Les élèves sont venus, m’assure Isabelle Mandalian des Écuries, et les discussions avec le public ont été grandement nourries par l’actualité, mais les groupes scolaires n’ont pas répondu à l’appel. «Les théâtres ont vraiment besoin des groupes scolaires», affirme-t-elle. Cent soixante étudiants, ça se rattrape difficilement un par un. Le Théâtre I.N.K. présente actuellement Robin et Marion au Théâtre d’Aujourd’hui. Ce chassé-croisé d’amoureux cruels et sauvages, très drôle et écrit par Étienne Lepage, qui a eu beaucoup de succès auprès du jeune public, notamment avec Rouge gueule et L’enclos de l’éléphant, avait un bon potentiel pour attirer les étudiants, mais après la rue, ce sont les bancs d’école qui prennent la jeunesse en otage. «Normalement, on vend beaucoup de billets aux cégeps et aux universités en septembre, indique Philippe Drago, directeur des communications du Théâtre d’Aujourd’hui. Disons 600 billets environ, pour être réaliste; mais avec la reprise des cours, on a vendu à peine 150 billets.»
Le Théâtre PàP, dont le répertoire rejoint généralement les jeunes, a aussi subi l’effet de la grève. La pièce de Philippe Ducros Dissidents, présentée à l’Espace Go au mois de mars, a eu pas mal de réservations scolaires malgré la grève, mais c’est avec Bienveillance, qui démarre cette semaine, que l’effort pour attirer les groupes scolaires demeure vain. «Les professeurs n’ont pas le temps de s’en occuper», explique la directrice des communications Sarah Pinelle.
Le TNM, qui a un long historique de fréquentation par les milieux scolaires, considère la situation actuelle comme très rare. «Cet automne, l’impact est vraiment réel», affirme Anne Gascon, directrice des communications. La saison débute avec une pièce de Molière (Les femmes savantes), qui mobilise généralement les groupes scolaires sans difficulté. À ce jour, un quart de l’objectif seulement est atteint en ce qui concerne le public étudiant des cégeps et des universités. «C’est un rendez-vous manqué avec les étudiants.»
Le Théâtre La Licorne remarque aussi que les réservations scolaires sont retardées, mais l’effet est moins brutal, son public étudiant étant davantage constitué d’individus que de groupes. Le grand perdant est certainement le Théâtre Denise-Pelletier, à vocation scolaire, qui voit ses productions de l’automne tomber dans les craques du plancher, les dates ne coïncidant pas du tout avec la reprise des cours dans les cégeps. La perte est désastreuse pour La chasse-galerie, qui peut compter sur le public du secondaire, mais aucunement sur celui des cégeps.
Tout cela nous amène à vérifier la fragilité de la fréquentation des théâtres par le jeune public et l’énorme responsabilité qu’on abandonne aux mains de l’école quant à la formation culturelle de la jeunesse. Sans les professeurs pour les y emmener, combien de jeunes seront initiés au théâtre par leurs parents ou choisiront d’y aller de leur plein gré? Culture Montréal vient d’ailleurs de dévoiler une étude sur La participation culturelle des jeunes à Montréal, réalisée par l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Outre le fait qu’on observe un éclatement des pratiques culturelles chez les jeunes (et de nouvelles activités comme le «tricot graffiti»!?), on remarque une corrélation entre la consommation et la pratique du théâtre ou de la danse. 100% des jeunes entre 12 et 25 ans qui fréquentent des spectacles de danse sont des filles qui font de la danse, ce qui confirme l’influence déterminante des professeurs et des éducateurs dans l’initiation des jeunes à la culture, une action qui, oserais-je croire, devrait être accomplie aussi par la famille, la société, chacun des citoyens préoccupés par une population qui a besoin de nous pour devenir le public culturel de demain. Espérons que cette étude étoffée (591 p.) orientera le développement du jeune public. Une conférence sur le sujet est offerte le 24 octobre à la maison de la culture Maisonneuve. En attendant, j’invite les jeunes à aller voir de leur propre chef Robin et Marion (Théâtre d’Aujourd’hui), Ce moment-là (La Licorne), Bienveillance (Espace Go), La chasse-galerie (Denise-Pelletier), La jeune fille et la mort (Espace libre), Les dishwasheurs (Ateliers Jean-Brillant) et Les femmes savantes (TNM), des pièces qui ne seront pas au programme de leurs cours de cégep.
Le milieu scolaire n’est pas essentiel pour donner aux jeunes le goût des arts de la scène. Je me souviens que lorsque j’étais étudiant au cégep, voilà 40 ans, il y avait un cours de théâtre obligatoire inscrit à mon horaire : j’ai détesté Racine et Corneille. Une visite obligatoire à la Place des Arts pour voir «À toi pour toujours, ta Marie-Lou» ne m’avait pas émerveillé. Ce qui m’a ouvert aux arts, c’était la création des Maisons de la Culture, à Montréal. Avec ses spectacles gratuits, j’ai profité d’une période de chômage chronique (fréquente à cette époque) pour découvrir la danse moderne qui m’était totalement inconnue. Le théâtre était aussi plus moderne et bien moins assommant que ce qu’on m’avait forcé à apprendre par coeur. Le Festival Fringe a complété mon éducation culturelle avec ses spectacles à 7$. Si je vois beaucoup de spectacles maintenant, ce n’est sûrement pas à cause de l’école.