Il m’arrive parfois – entre les flots de mots qui envahissent mon écran d’ordinateur, de télévision, ma radio, les salles de théâtre et les livres que je fréquente abondamment et qui font de mon milieu de vie un environnement éminemment verbal – de rêver du silence comme d’un fruit défendu. L’absence de mots ne prime pas en notre époque baignant plutôt dans un océan de babillages étourdissants. Le silence, qu’on dit fait d’or, nous enrichirait sûrement si nous lui faisions une meilleure place. Il y a tant de choses à lire dans les ellipses d’un bon livre et la plus belle matière s’immisce fréquemment dans la suspension de la parole au théâtre.
C’est à Berlin que Daniel Brière est tombé en amour avec le silence de Tobias Wegner. L’interprète allemand présentait un numéro de cabaret de quelques minutes. «Le personnage était dans un petit coin de la salle avec une caméra, et ce qui m’a touché, c’est qu’il n’y avait pas de bruit, explique le metteur en scène. Le spectacle s’arrêtait et c’était silencieux. Et quand plus rien ne se passait, j’avais accès à un être humain, à quelqu’un, et ça m’a intrigué.» Daniel Brière a alors proposé à la compagnie allemande Circle of Eleven de développer un spectacle autour de ce personnage qui est devenu Leo, un homme qui grimpe aux murs de sa boîte grâce à une caméra placée à 90 degrés qui projette l’image sur un écran. Créé au Festival Fringe d’Édimbourg en 2011, Leo a remporté trois prix, dont un lui ayant permis d’être présenté à New York. Après avoir visité près de 50 villes à travers le monde et passé à Montréal Complètement Cirque l’été dernier, ce solitaire qui défie les lois de la gravité nous arrive pour un mois à l’Espace libre.
Connu pour son travail au sein du Nouveau Théâtre expérimental, Daniel Brière fait une surprenante incursion du côté d’un théâtre muet, bien éloigné de son travail dramaturgique habituellement appuyé par des textes consistants. «Pour moi, c’est clair que Leo, c’est du théâtre, avance-t-il. C’est une écriture silencieuse qui ne repose pas sur les mots et le texte, mais utilise les capacités physiques de Tobias, qui travaille le rythme, le silence, la musique et les émotions. C’est un des spectacles étonnamment les plus écrits que j’ai faits. Chaque seconde, chaque regard, chaque position du corps et chaque mouvement est écrit. Chaque silence doit être habité. Il y a un trajet mental écrit qui est très clair pour nous.» Voilà ce qui peut expliquer le succès de ce spectacle silencieux qui nous libère de la rivière verbale s’écoulant chaque jour dans nos vies. Ce solo poétique nous oblige à «habiter» l’instant, faute de mots et même d’actions pour le remplir. «Leo est parfois inactif et on est alors dans quelque chose de très théâtral. La difficulté pour un interprète du cirque comme Tobias était de continuer à vivre sans faire une acrobatie et sans parler. C’est une question de qualité de présence. Il faut nourrir la dramaturgie silencieuse par un contexte, une situation, des images mentales, une histoire qui se raconte devant nous.»
Loin de moi l’idée de renier la force et l’importance du texte au théâtre, mais il semble que Leo, à l’instar du Raoul de James Thiérrée présenté plus tôt cet automne à la TOHU, nous fait mesurer la richesse du langage corporel, universel, qui impose une autre écoute du monde, sans le verbe dont on se gargarise parfois à l’excès. «Il y a quelque chose de primal et de l’ordre de la découverte avec Leo, poursuit Brière. Il faut accepter d’assister à quelque chose sans être porté par les mots, parce que c’est rassurant, les mots. Pendant le travail de recherche avec Tobias, quand je n’arrivais pas à voir et à ressentir ce que je voulais, mon premier réflexe était de lui demander de parler, parce que c’est ce qu’il y a de plus direct, mais c’est aussi ce qu’il y a de plus limitant. Parfois les mots créent une image et on est pris avec ce concept-là.»
C’est cet espace pour respirer, qui ne serait pas tout de suite envahi par des mots, par du sens (ou du non-sens), qui me manque souvent. Dans la lignée de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, Leo nous réconcilie avec nos histoires silencieuses, celles qui émergent quand se tait la rumeur et qui réaffirment la force du muet, d’ailleurs illustrée au cinéma dans The Artist l’an dernier. Dans un monde hyperactif et hyperverbal, le théâtre silencieux nous éloigne de nos environnements bavards, toujours pleins et qui ont horreur du vide, ce terreau fertile pour l’imagination.
À l’Espace libre, jusqu’au 24 novembre
Les mêmes yeux que toi
La grande danseuse Anne Plamondon propose également cette semaine un voyage loin des phrasés construits et des chemins pavés par la langue, avec un premier solo créé autour du thème de la maladie mentale. En collaboration avec Marie Brassard, la chorégraphe et interprète explore l’univers fragile de cet état où se disloque le sens. La vidéo diffusée sur le site de l’Agora de la danse donne un sublime coup d’œil sur la performance à la croisée de la danse et du théâtre, signée par deux artistes qui savent, elles aussi, aiguiser notre écoute du monde silencieux.
À l’Agora de la danse, les 7, 8 et 9 novembre