On ne s’entend pas sur sa définition. La beauté a créé la querelle tant chez les philosophes que chez les artistes. Donnée abstraite qui, comme le disait Hume, «n’existe que dans l’esprit qui la contemple», la beauté est soumise aux constructions mentales qu’on lui impose, en témoignent les dérives du nazisme qui avaient choisi la race aryenne comme critère absolu. De manière moins tragique, les arts y ont aussi mené leurs luttes, imposant des formes partout où ils le pouvaient pour tracer le chemin vers le beau, cet idéal réinventé de génération en génération, certaines criant au relativisme, ne pouvant malgré tout s’empêcher de le chercher.
Dans sa dernière création, Usually Beauty Fails, Frédérick Gravel explique que nous sommes tous à la recherche de la beauté parce qu’elle devrait nous mener à une sorte de vérité. D’où l’échec. Il qualifie la beauté de construction politique et examine le rapport complexe qu’on entretient avec elle dans ce concert chorégraphique pour six danseurs et deux musiciens. Je n’ai pas vu les précédentes pièces de Gravel (Gravel Works, Tout se pète la gueule, chérie, Cabaret Gravel Cabaret), mais j’avais entendu dire qu’il aimait bien retourner les robes de la danse contemporaine pour en tirer les coutures et lui déboutonner la poitrine. Dans une formule cabaret tout ce qu’il y a de plus informel, avec six danseurs, un band de musiciens live et un maître de cérémonie (Gravel lui-même), il y a en effet dans son étude quelque chose que je qualifierais de «déshabillage du mouvement», et de tout ce qui est formaté. Il vide les gestes de leurs intentions, faisant voir la formalité qu’on leur assigne, et renvoie à des codes préétablis, qui commandent une esthétique avant de faire naître l’émotion. Un superbe tableau montre les six danseurs se déhanchant à l’unisson sur un concerto brandebourgeois, face au public, le regard détaché, investi d’aucune émotion. Ces va-et-vient mimant l’acte sexuel, fortement connotés, sont dénués d’un érotisme provocateur. Exhibée avec une simplicité déconcertante, cette gestuelle redevient instinctive et crée un ballet animal, calqué sur la nature. Ce coït en concerto est d’une beauté qui résiste aux modèles, mais qui ne fait pas dans la licence.
Dans une de ses interventions à l’endroit des spectateurs, Gravel admet que son étiquette d’artiste irrévérencieux lui paraît convenue. L’irrévérence vend mieux que la révérence, admet-il, mais l’art contemporain ne serait-il pas devenu une institutionnalisation de l’irrévérence? Pour être résistant aujourd’hui, dans une société où l’on nous ressasse que l’art crée de l’emploi et favorise l’économie, il faudrait plutôt faire de l’art qui ne sert à rien, dit-il.
En sortant le corps et l’artiste des intentions préfabriquées, de cette beauté clonée, marchandée, tout en jouant avec ses codes, la démarche de Gravel offre une réflexion éclairante sur les enjeux de l’art et de la beauté dans un contexte de marchandisation du monde. Le superbe duo entre Francis Ducharme et Jamie Wright, qui se touchent et s’auscultent comme des enfants découvrant la sexualité, en témoigne. Les gestes sont pornographiques: main dans la bouche, prise du sexe qu’on devine violente, mais chaque mouvement est figé, statufié, et ainsi vidé de l’érotisme licencieux qu’on pourrait lui accoler. Les deux corps dessinent un choc amoureux accidentel, instinctif et se détachent de leur fonction utilitaire. Ils vivent sans pensée et se livrent un duel sans but. Gravel fait naître une beauté «déshabillée» des masques, résistant aux canons esthétiques par son absence d’intention. Chapeau!
Un autre spectacle aborde le thème de la beauté cette semaine. L’obsession de la beauté de Neil LaBute et Usually Beauty Fails se rejoignent dans leur réflexion sur notre propension à chercher une beauté factice. Chez LaBute, les personnages exhibent des idéaux qui ne leur ressemblent pas, alors que Gravel interroge une beauté perdue dans un monde utilitariste. En fouillant sur Internet sur l’histoire de la beauté, assaillie par d’innombrables publicités pour injections de Botox, produits amaigrissants et crèmes antirides, je me suis dit que la beauté était peut-être devenue le chaînon manquant à nos vies qu’on veut toujours rentables. Résistons! Et continuons à chercher ce qu’on ne trouvera pas.
Usually Beauty Fails, jusqu’au 17 novembre, à la Cinquième Salle de la PdA
Prix du GG: Geneviève Billette, Contre le temps
Je félicite Geneviève Billette pour son Prix du Gouverneur général pour Contre le temps, superbe pièce montée l’automne dernier au Théâtre d’Aujourd’hui. L’auteure réussit un remarquable voyage au 19e siècle avec le mathématicien Évariste Galois, cet esprit révolutionnaire qui revendique la recherche scientifique abstraite en face d’une société qui voit naître, en accord avec la révolution industrielle, la course au progrès à tout prix. Sa résistance et sa revendication du «droit de se perdre dans l’immensité» ont d’étonnants échos avec les pourfendeurs de l’utilitarisme.
Contre le temps, Leméac éditeur, 104 p.
Merci doublement pour votre texte,
D’abord, pour ce texte éclairant sur la démarche artistique de Frédérick Gravel. Je partage votre point de vue pour ses deux premières oeuvres. Avec mon billet en poche pour le troisième, j’ai bien hâte de le confirmer.
Une des raisons pour lesquelles je me rends dans une salle est d’être interpellé et de réfléchir sur le sens des « choses établies de la vie ». Établir une perspective différente face à des réalités acceptées, cela Frédérick Gravel, comme Marie Béland et quelques autres, le fait bien,
Enfin, merci aussi pour cette chaude recommandation pour le livre de Geneviève Billette. Je viens de le commander de ma librairie. Voilà une oeuvre qui nous rappelle que la vie est un éternel recommencement.