Sentinelle

à venir… : Le sermon sur la chute de Rome, ou comment survivre à une fin du monde

«Ce que l’homme fait, l’homme le détruit.» Ces mots, tirés du sermon sur la chute de Rome énoncé par Augustin en 411 pour expliquer que tant de malheurs s’abattaient sur Rome au temps des chrétiens, peuvent-ils apaiser nos angoisses contemporaines, témoins que nous sommes de la fin d’un monde où l’abondance des richesses et la loi du libre marché ne font plus fleurir le royaume du bonheur? Leur écho ne peut en tout cas nous être plus ferme. Si tout le monde s’entend sur l’agonie actuelle de notre monde dominé par le néolibéralisme, personne ne sait vers où ira notre société malade après la fin. La fin de quoi, exactement, d’ailleurs? Pour certains, c’est la fin du monde tout court qui est prévue par le calendrier maya au 21 décembre 2012, mais la chose est démentie par des archéologues et universitaires qui y voient le simple signe de la vision cyclique du monde de la civilisation précolombienne plutôt que l’annonce d’un cataclysme planétaire.

C’est à cette idée du cycle que renvoie le brillant roman (lauréat du Goncourt 2012) de l’écrivain français Jérôme Ferrari, échafaudé autour du célèbre sermon d’Augustin, une chronique tout à fait à propos sur la disparition des mondes. On suit Matthieu et Libero, deux jeunes garçons qui font des études en philosophie à Paris. Le premier entame une thèse sur Leibniz, le second, sur les sermons d’Augustin sur la chute de Rome (dont des extraits forment les titres des sept chapitres du roman). Mais l’ennui et l’appel de la jouissance immédiate prennent rapidement le pas sur leur soif de savoir, les faisant revenir à leur terre natale pour reprendre la gérance d’un bar de village. Sous leur gouverne, l’établissement, en décrépitude, jadis tenu et fréquenté par des locaux, renaît, mais se transforme vite en lieu de perdition, attirant des étrangers dans une ambiance délétère dominée par un esprit marchand qui aura tôt fait d’attirer le vol, le mensonge et la prostitution. Ce petit monde raconte, en miniature, le déclin de la civilisation occidentale, avec, en éclaireur, Augustin, qui nous rappelle que «Dieu n’a fait pour toi qu’un monde périssable». Les deux hommes connaissent les maux qui touchent nos dirigeants actuels, dirait-on. «Ils n’étaient pas des dieux, mais seulement des démiurges, et c’était le monde qu’ils avaient créé qui les tenait maintenant sous l’autorité de son règne tyrannique», nous dit Ferrari. Le pourrissement interne, la maladie des vieux empires, les mine de l’intérieur, à l’instar de notre civilisation cannibale.

Le personnage de Marcel traverse quant à lui le siècle depuis son souvenir d’un monde disparu, méditant sur le fait que «pour qu’un monde nouveau surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien». Lorsqu’il vivra l’effondrement de son propre corps, contaminé par la maladie, sentant la main du démon se dresser au fond de son ventre, Marcel connaîtra alors toute l’atroce souffrance et l’ignoble laideur de la fin d’un empire, en l’occurrence le sien. Les chutes de l’homme, du siècle et de la civilisation sont toutes trois rapportées dans ce superbe roman d’une lucidité grave qui n’exclut pas la poésie et la lumière, qui surgissent souvent par le langage et la spiritualité qui n’a rien de prophétique, mais tout de la beauté des esprits clairvoyants.

De la même façon qu’Augustin fit voir aux Romains à quel point la chute de leur empire ne signifiait rien d’autre que la fin d’un monde, dont nous ne sommes que les démiurges, ce qui nous rend opaque le sens de cette succession, Ferrari nous rappelle que tous les mondes créés par l’homme tirent inéluctablement à leur fin, et que leur secret, qu’il soit terrestre ou spirituel, coïncide avec celui de leur origine. La finale, extraite du sermon de ce cher évêque d’Hippone, de ce livre grandiose dont je vous recommande fortement la lecture avant que ne soit englouti notre monde, au prochain solstice, mérite notre attention. «Depuis quand crois-tu que les hommes ont le pouvoir de bâtir des choses éternelles? L’homme bâtit sur du sable. (…) Et si tu aimes le monde, tu périras avec lui.» Seule vérité qui luise derrière le mystère du cycle de naissance et de mort des mondes, celle que nous n’en sommes pas les empereurs.