Au terme d’une année particulièrement mouvementée socialement et politiquement, je ne peux m’empêcher de réfléchir au rôle du théâtre en temps de crise et à la manière dont notre scène a répondu à l’agitation citoyenne. La parole théâtrale a une emprise directe sur le présent. L’a-t-elle honorée?
Des échanges animés ont eu lieu autour de créations qui portaient sur l’engagement social et la révolution. Dissidents de Philippe Ducros (Espace Go), L’effet du temps sur Matévina d’Annie Ranger (Écuries) et Je pense à Yu de Carole Fréchette (Théâtre d’Aujourd’hui) ont rapatrié le débat de la rue au théâtre et témoigné de préoccupations militantes datant d’avant le printemps 2012 chez nos auteurs. La reprise de Tout ça m’assassine, mis en scène par Dominic Champagne et fortement teinté d’une volonté d’éveil politique, prenait aussi un sens prémonitoire alors que Charest perdait le pouvoir. Le milieu théâtral s’est nettement rangé du côté des carrés rouges, exprimant ses chants d’indignation sur plusieurs tribunes. Champagne orchestrait la grande manifestation populaire du 22 avril pour le Jour de la Terre; l’événement Nous?, mis sur pied par les organisateurs du Moulin à paroles (dont Sébastien Ricard et Brigitte Haentjens), invitait 70 citoyens à prendre la parole durant 12 heures. Ce happening a mobilisé les troupes de façon exemplaire, mais pour ma part, c’est en voyant la pièce Alexis, une tragédie grecque, de la compagnie italienne Motus, au Festival TransAmériques, que j’ai pris toute la mesure du pouvoir de résistance du théâtre en temps de crise. Grâce à une structure ouverte permettant d’intégrer des éléments du présent, les acteurs reproduisaient sur scène un mouvement révolutionnaire avec le public. L’art permet de reconstruire le réel hors de ses cadres et d’en inspirer de nouveaux, et cette pièce en faisait l’admirable démonstration. Chapeau!
Les événements du printemps ont donc réanimé la veine engagée du théâtre québécois, mais un espace reste selon moi à conquérir pour les actions théâtrales spontanées, pour l’insurrection immédiate en relation directe avec le présent. Souhaitons-lui de s’ouvrir.
Prospérité fragile
Au rang des bonnes nouvelles, les nominations de Sylvain Bélanger comme directeur du Théâtre d’Aujourd’hui et d’Anne-Marie Olivier au Trident à Québec réjouissent. Les deux jeunes directeurs ont une vision artistique des plus inspirantes pour le milieu qui, par ailleurs, a reçu une gifle avec les résultats du Profil statistique de la saison théâtrale 2009-2010 présenté par le Conseil québécois du théâtre. Le revenu moyen des interprètes a chuté de 15% par rapport à la saison précédente. Le nouveau budget du gouvernement Marois en fait aussi déchanter plusieurs avec, entre autres, la chute de l’aide aux projets qui passe de 4,09M$ à 907 100$. Misère!
La création théâtrale est pourtant florissante, en témoignent les excellentes productions qui ont marqué 2012, dont les textes d’Olivier Kemeid (Moi, dans les ruines rouges du siècle), d’Étienne Lepage (Robin et Marion), de Fabien Cloutier (Billy [Les jours de hurlement]), d’Olivier Choinière (Nom de domaine), de Fanny Britt (Bienveillance); les explorations insolites de Jérémie Niel (Croire au mal) et de Claude Poissant (Tristesse animal noir); les relectures de classiques particulièrement convaincantes: le magistral Opéra de quat’sous, L’histoire du roi Lear de Denis Marleau, où Shakespeare nous parvenait avec une clarté inégalée dans une traduction de Normand Chaurette; Des femmes, où Wajdi Mouawad avait eu l’idée de génie (et si controversée) de demander à Bertrand Cantat de composer le chœur grec de Sophocle, d’une puissance mémorable! Finalement, le Festival TransAmériques a encore une fois confirmé son rôle essentiel de stimulant pour la scène montréalaise avec une excitante programmation. Prospérité fragile pour un milieu qui reste économiquement précaire.
TOP 5 THÉÂTRE /
1. Moi, dans les ruines rouges du siècle (Théâtre d’Aujourd’hui)
Olivier Kemeid se révèle maître dans l’art d’allier le rire à la profonde réflexion avec cette fresque enlevée sur la chute du communisme en miroir avec celle de nos idéaux, où brille Sasha Samar.
2. L’opéra de quat’sous (Usine C)
Brigitte Haentjens rend à Brecht une de ses plus fortes adaptations, rapatriant son opéra dans le Montréal des années 1930. Une distribution béton et investie.
3. Alexis, une tragédie grecque (Cinquième Salle / FTA)
Tour de force de la compagnie Motus qui amène Antigone dans le monde actuel en écho au mouvement des Indignés. Le meilleur du théâtre engagé.
4. Une vie pour deux (Espace Go)
La pièce, adaptation par Evelyne de la Chenelière d’un roman de Marie Cardinal (magnifiquement interprétée par Violette Chauveau), offre un poignant portrait de femme, entre force et vulnérabilité.
5. Robin et Marion (Théâtre d’Aujourd’hui)
La brillante écriture d’Étienne Lepage trouve dans la précision de la metteure en scène Catherine Vidal une parfaite adéquation. Une pièce sensuelle et cruellement efficace.
Alexis, une tragedia greca est une pièce qui a effectivement frappé dans le mille en créant une catharsis avec l’assistance. C’était tout bonnement improbable et pourtant, ces gens qui se levaient de leur siège, les uns après les autres, et qui envahissaient la scène, feignaient de lancer des pierres, c’était grandiloquent en chacun de nous. Me revient aussi en tête Maudit soit le traitre à la patrie ou encore, plus ludique toutefois quoique revendicateur, Irakese Geesten présenté dans le cadre du FTA, qui exploraient une thématique similaire.
De surcroît, me vient en mémoire cette foule, en fait une douzaine de personnes, assemblée à l’extérieur de la pda avec leur pancarte, alors que Castellucci présentait sa pièce contestée : Sur le concept du visage du fils de Dieu au cours de laquelle des enfants, sur scène, lancent des grenades sur le fameux portrait. Ces quelques personnes, des brebis égarées, ensevelis parmi les étudiants qui voyaient rouge!
Mlle Pépin a trouvé le moyen d’aligner en trois courts paragraphes les mots «agitation», «révolution», «dissidents», «indignation», «résistance» et «insurrection». Bel effort et bien dans l’air du temps, toutefois il lui manque encore «rébellion», «subversion» et «transgression» pour mettre la touche finale à ce petit lexique du parfait-petit-anarchiste-subventionné.
Je dis «subventionné» car Mlle Pépin – sa remarque sur le budget Marois en fait foi – trouve évidemment que l’État n’en fait jamais assez pour nos chers artistes «engagés» qui aspirent (théoriquement) à détruire l’État. Pour ces professionnels de la dissidence, ces fonctionnaires de la subversion, ces anarchistes couronnés, ces transgresseurs décorés, ces indignés perpétuels, ces révolutionnaires stipendiés et qui entendent le rester, il n’est surtout pas question de choisir, comme les y invitait naguère le ministre français de la Culture Maurice Druon: «Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile à la main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir.»
En ce qui concerne l’opinion de Mlle Pépin selon laquelle «l’art permet de reconstruire le réel hors de ses cadres et d’en inspirer de nouveaux», je ne saurais mieux faire que de citer ici le philosophe Clément Rosset: «Le désir d’un autre monde n’est le désir d’aucune chose et il est, à ce titre, aussi vain qu’opiniâtre. Un autre monde, mais lequel? Ce genre d’idée fixe est toujours une idée vague. « Un autre monde est possible », clament les altermondialistes. Mais qu’ont-ils en tête, sinon une duplication illusoire de ce monde-ci? Le dessein de remplacer notre mauvais monde par un monde meilleur est absurde. Les idées de changement du monde et de fin du monde visent un même exorcisme du réel et jouent pour ce faire du même atout: du prestige fascinant et ambigu de ce qui n’est pas par rapport à ce qui est, de ce qui serait « autrement » par rapport à ce qui est ainsi, de ce qui serait « ailleurs » par rapport à ce qui est ici. Le sortilège attaché à ces notions négatives est de faire miroiter, au-delà de leur propre négativité, l’illusion d’une sorte de positivité fantomale: comme si le fait de signaler que quelque chose n’est ni ici ni ainsi suffisait à établir que ce quelque chose existe ou pourrait exister.»
Éternelle fascination de l’utopie…