Sur le fil

Entre les dérapages, entre les lignes d’orage

Ils avaient tous les deux 27 ans. Elle, sculptrice squatteuse au rimmel indélébile; lui, SDF philosophe aux Doc Martens bleu ciel. Malgré leur frayeur commune de tout ce qui pouvait s'appeler convention sociale, ils s'aimaient. Ils s'aimaient d'un amour nuisible, imparfait, passionnel, violent.

Un jour, il (appelons-le Gavin) quitta son bled est-ontarien natal, prit le bus en direction d'Ottawa. Aux nouvelles ce matin-là, on fit état d'une jeune artiste dans la vingtaine qui avait été laissée pour morte aux abords d'une usine désaffectée.

Elle resta dans le coma plusieurs mois. Il plaida coupable à certains chefs d'accusation. Elle sortit de sa léthargie par une quelconque intervention divine. Il se fit suivre par une poignée de psychiatres. Elle mit des années à s'en remettre; sa réhabilitation en physiothérapie s'éternisa. Il purgea sa peine. Et fut libéré.

C'est par un ténébreux soir d'hiver que je fis la connaissance de Gavin. Mi-quarantaine, le geste nerveux, la barbe touffue qui cache un sourire qu'on devine dévastateur. Autour de quelques verres de pinot noir, il me fit part de sa pénible histoire.

Aujourd'hui, Gavin exprime sa violence psychotique dans la peinture. Ses toiles, truffées de rouges lésés, de bleus spleenétiques et de noirs mutilés, parcourent la province et suscitent moult réactions, et avec raison. Non pas parce que le public est au fait du passé trouble de son créateur; plutôt parce que le peintre se révèle doué. Comme ce fut le cas pour Bertrand Cantat, ex-chanteur de Noir Désir, meurtrier reconnu et collaborateur de Wajdi Mouawad, directeur artistique du Théâtre français du CNA.

Cette chronique ne traitera que de l'homme en opposition à l'artiste. Je ne détiens pas l'espace souhaitable pour soulever la question de la pertinence de la collaboration Mouawad-Cantat, ni des données nécessaires pour émettre une opinion digne de ce journal. Je dois plutôt souligner notre accord sociétal qui met de l'avant la réhabilitation. Il appert donc possible – mais non souhaitable – pour un artiste de commettre un crime, quelle que soit sa gravité, de purger sa peine, puis de reprendre le cours normal de sa vie, comme le ferait un plombier ou une coiffeuse.

Pour paraphraser l'ami Gavin, «la machine à remonter dans le temps n'existe pas»; celui qui commet l'irréparable ne peut trouver son salut qu'auprès d'un État qui déterminera le prix à payer. Celui qui accrochera une toile de Gavin à son mur n'endossera pas la violence faite aux femmes; il encouragera un artiste qui excelle dans son art. N'est-il pas respectable de la part de Mouawad, au-delà du statement artistique et de la simple provocation, de vouloir s'entourer des meilleurs, Cantat excellant dans son domaine, criminel ou pas?