Les lumières et l’entreprise
Toutes les démocraties du monde ont une dette à l’endroit des philosophes du XVIIIe siècle. Deux essais font état de ce qu’il nous reste de l’héritage des Voltaire, Rousseau et Diderot à l’époque du business-roi.
Dans L’Esprit des lumières, l’historien Tzvetan Todorov nous rappelle tout ce que nous devons au grand courant qui a permis aux sociétés occidentales de se débarrasser des tutelles extérieures, dont la religion. Sans Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Kant, la liberté de l’individu et la souveraineté du peuple ne se seraient peut-être pas autant affirmées. La quête du bonheur n’aurait pas remplacé celle du salut.
Todorov nous met toutefois en garde contre une lecture trop optimiste des deux cent cinquante années qui nous séparent de ces philosophes: "Le XXe siècle, qui a connu le carnage de deux guerres mondiales, les régimes totalitaires, les conséquences meurtrières des inventions techniques, a semblé apporter un démenti à tous les espoirs formulés jadis", souligne-t-il.
En effet, l’idée d’une marche de l’humanité vers le progrès grâce à la connaissance, chère à plusieurs penseurs des Lumières et reprise par les utopies sociales, est aujourd’hui difficile à défendre. Rousseau avait d’ailleurs vu les limites de cette foi en substituant à la notion de progrès celle de "perfectibilité": l’homme est capable d’améliorer le monde et lui-même mais le succès n’est jamais garanti. "Nous vivons dans une époque en voie d’éclairement", disait Kant.
À notre époque, la poursuite de l’intérêt personnel, poussée à l’extrême, s’est faite l’ennemi du bien public. La cupidité tue le progrès. C’est ce que constate Wade Rowland dans son dernier essai, La soif des entreprises. "Nous sommes moins heureux qu’avant; on dirait que quelque chose cloche", note-t-il.
La grande responsable de notre désenchantement est, selon le philosophe et journaliste canadien, l’entreprise. Celle-ci "a extrait, distillé et concentré l’essence de l’égoïsme et de l’instinct de possession de l’homme en amplifiant démesurément l’étendue et la profondeur de l’immoralité jugée acceptable". Dans sa pire forme, elle pollue, érode les liens sociaux, détruit les communautés, ne se soucie que d’elle-même. Rowland va jusqu’à avancer que l’entreprise est un être artificiel atteint d’une pathologie complexe, une bestiole désaxée qui transforme radicalement l’attitude de ses employés et de ses patrons, qui les infecte, pour ainsi dire. De quelle autre manière pourrions-nous expliquer le fait qu’un cadre soit à la fois bon citoyen dans sa vie privée mais, au travail, sans pitié pour les autres, pour la société et pour l’environnement?
"Les concepteurs de l’entreprise moderne ont supposé que ce serait une machine moralement neutre dont l’incidence serait régie et améliorée par le mécanisme plus vaste de l’économie de marché", explique Rowland. Ça n’a pas été le cas, l’entreprise a, en quelque sorte, pris le capitalisme en otage. En érodant les acquis sociaux, en s’imposant en tant que modèle social, voilà qu’elle se pose en grande ennemie de l’esprit des Lumières.
La soif des entreprises
Wade Rowland
Hurtubise hmh, 328 p.
Tzvetan Todorov
L’Esprit des Lumières
Robert Laffont, 138 p.