Le cynique, espèce dominante
Eric Dupin tire le portrait déprimant d’une société au bord du gouffre moral. David Suzuki nous remonte le moral.
Le journaliste français Éric Dupin part en guerre contre "le cynisme ambiant" dans Une Société de chiens. Pour cet ancien journaliste de Libération, le cynique moderne, espèce dominante dans nos sociétés, est un bien triste personnage. Sa philosophie personnelle est un cocktail désolant de conformisme, d’opportunisme, d’individualisme et d’amoralisme triomphant.
La faillite des croyances collectives, la perte de confiance des citoyens face à leurs institutions, le capitalisme sauvage ont installé un climat propice à l’épanouissement du cynisme comme art de vivre. "Nous vivons chaque jour dans une société d’acteurs", résume avec justesse Eric Dupin. Ne restent plus, comme valeurs dominantes, que le matérialisme et le culte de la puissance qui nourrissent la vanité forcée d’une société aux rapports de force sacralisés. "Dans leur folle course à la réussite matérielle les cyniques tentent désespérément d’échapper à eux-mêmes." Nous sommes tous des drogués de la consommation.
Si Dupin dénonce le cynisme, il dénonce aussi son insidieuse jumelle: la "moraline", l’hypocrisie généralisée d’un monde à l’américaine qui va à ses plaisirs sous le masque de la vertu. C’est la méthode Bush. La grande peur de Dupin: que "l’ordre moral cohabite avec l’amoralisme des individus". La morale ne servirait plus alors qu’à assurer un étroit contrôle social.
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Dans Ma vie, David Suzuki nous rappelle ce qui nous guette, si nous continuons à vivre à la double enseigne du matérialisme anesthésiant et du cynisme aveugle. "Notre lancée vers la domination planétaire a été spectaculaire, mais nous n’avons pas compris le prix de cette réussite", se désole-t-il.
Si Dupin nous compare à des chiens, pour le célèbre animateur de The Nature of Things, nous sommes des grenouilles: "Si on met une grenouille dans un pot d’eau froide qu’on réchauffe doucement, la grenouille finira par mourir bouillie, sans jamais enregistrer le changement de température." Ce sera, paraît-il, notre sort à tous si nous ne changeons rien à nos habitudes. Belle perspective!
David Suzuki aurait très bien pu finir en cynique. Fils d’immigré japonais victime de "l’ignorance et de la propagande constante durant la guerre qui dépeignait des Japonais aux dents de lapin et aux yeux bridés dans le poste de pilotage d’un avion en mission kamikaze", il a subi le racisme qu’entretenaient ses compatriotes face au "Japs". Heureusement pour nous, ce choc initial l’a poussé à se distinguer, à se construire selon ses propres règles, à suivre une forme d’individualisme qui l’a poussé vers les autres. Ma vie est avant tout un éloge de la marginalité, de la différence comme arme contre le rouleau-compresseur du cynisme. Car d’autres voix existent que celles des partisans du statu quo. Et elles sont nombreuses!
Une Société de chiens
De Éric Dupain
Éd. Seuil, 224 pages
Ma Vie
De David Suzuki
Éd. Boréal, 512 pages