Vous voulez la vérité? Je ne sais pas bien par quel hasard de la vie je me retrouve ici dans ces pages. Ni, surtout, comment, au fil des jours, des mois et des années, ce qui était un goût pour la chanson est devenu une passion et que d’en causer est devenu mon métier.
Qu’ai-je à dire, à écrire sur la chanson?
Je me destinais à la photographie. Il était prévu que je me taise et que je signe des pochettes de disques. J’écoutais beaucoup. Taiseuse, silencieuse. Comme l’écrit Dany Laferrière dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo: «La parole du père est née du silence. Le père était auparavant bûcheron. Dans la forêt, on doit rester aux aguets. Tout bruit inédit est un signal de danger. La parole de la mère vient de la radio. C’est un bruissement intelligent mais incessant. La radio charriait une culture diversifiée, amusante et finalement étourdissante.»
La radio m’a finalement happée, amusée, étourdie. Bien m’en prit, parce que, vu le marché de la pochette de disque, j’aurais bientôt fait de me recycler en photographe de noces, quoique le marché de la noce…
Le désir de partager les plaisirs que me procuraient la beauté des mots, la poésie, la profondeur du message, les mélodies qui me font toujours bouger, ce désir-là était si fort et candide à la fois qu’il m’a menée jusqu’ici.
En somme, en résumé et en définitive, la vie est bien faite. D’ailleurs, elle se fait toute seule, bien plus aisément qu’on fait une chanson, qui elle, pour survivre, nécessite sueur, inspiration, expiration, labeur et beaucoup d’encre. Eh oui, une majorité d’auteurs écrivent encore dans des cahiers à anneaux, sur des feuilles à carreaux, choisissant avec attention la couleur du stylo.
Donc, disais-je, je ne sais pas très exactement ce que j’écrirai dans ces pages au fil du temps. Comme je n’ai jamais rien prévu ni programmé, j’ignore encore s’il sera question dans cette chronique de disques flambants neufs, de styles inédits, d’un génie surgi de tel concours ou des difficultés de l’industrie qui peine à survivre.
Voilà pourquoi ce premier texte, qui s’écrit spontanément comme on cause, aura la forme d’une réflexion sur le bien-fondé d’écrire 1000 mots sur la chanson qui en contient, elle, en moyenne 200. Avec le temps de Léo Ferré compte 140 mots. La Javanaise de Serge Gainsbourg, chef-d’œuvre du genre, tient en 120 mots.
Brel, à qui on posait des questions métaphysiques sur le pourquoi du comment, sur la valeur des mots «je serai l’ombre de ton chien», sur la nécessaire relation entre l’ombre de la main, celle du chien, sur la véritable identité de Mathilde ou de Germaine, sur les fleurs qui fanent pendant que les bonbons donnent des caries, s’est un jour insurgé. S’adressant à un journaliste qui avait eu le malheur de passer par là, Brel dit quelque chose comme: «Mais c’est dingue, ça! Si je me posais toutes les questions que vous vous posez sur mes chansons, je n’aurais plus le temps d’en écrire de nouvelles. Pensez-en ce que vous voulez. Elles ont leurs propres vies.»
À quoi tient cette petite chose de trois minutes qui nous inspire tant à dire, qui nous touche, nous chavire parfois, et qui est à l’origine d’une expression – «pour une chanson» – qui signifie «sans grande valeur» comme dans: «J’ai fait une bonne affaire, je l’ai eue pour une chanson».
Je vous présente depuis 30 ans des chansons qui dansent, qui rient ou qui pleurent en quelques dizaines de mots. Je reçois des artistes qui créent seuls à leur table de travail, à leur piano, des chansons qui ne leur survivront pas, qui ne seront même peut-être jamais diffusées, ou d’autres qui, au contraire, deviendront des succès, des hymnes, des prières qu’on chantera dans les mariages, les funérailles ou les soirs de défaite référendaire.
Le soir du 20 mai 1980, René Lévesque, la gorge nouée, a invité les partisans réunis et en larmes à reprendre, «pour tout le monde, pour tous les gens de chez nous sans exception», Gens du pays de Vigneault. Le 27 novembre 2015, lors de l’hommage aux 130 victimes des attentats de Paris, dans la cour des Invalides, devant un président Hollande assis droit sur sa chaise, seul, les mains sur les genoux, Camélia Jordana, Yael Naim et Nolwenn ont chanté Quand on n’a que l’amour du Grand Jacques pendant que Natalie Dessay, accompagnée d’Alexandre Tharaud dans un grand dénuement, chantait Perlimpinpin de Barbara. Et toute la planète a pleuré.
C’est peut-être pour ces raisons qu’on doit parler de la chanson.
Parce que les artistes trouvent les mots pour le dire et les notes pour porter nos émotions, faisons silence et écoutons plutôt que d’entendre.
De temps en temps, puisqu’ils parlent pour nous, donnons-leur la parole. Et vivement qu’ils continuent de la prendre.
Je vous suggérerai à chacune de ces chroniques une chanson à écouter, parce que…
Pour cette première chronique, ce sera L’heure des poètes de Grand Corps malade, tirée de l’album Il nous restera ça, lancé il y a quelques mois.