Sur mesure

Engagés ou dégagez

Depuis les ballades des trouvères jusqu’à la récente sortie du nouveau titre de Renaud Toujours debout, on s’interroge sur l’importance de la chanson dans l’évolution de la société et sur ses combats. Deux camps s’opposent. La gauche et la droite désigneront par le plus grand des hasards l’un et l’autre des camps.

Dans le coin gauche, les auteurs, les compositeurs ou les interprètes dans les veines de qui coule le sang mêlé d’encre de la révolution, «pour avoir le monde à refaire», dixit Plamondon dans Le blues du businessman, comme Julien Clerc, dans cet extrait de sa chanson Utile, écrite par Étienne Roda-Gil: «À quoi sert une chanson si elle est désarmée? me disaient des Chiliens, bras ouverts, poings fermés.»

Dans le coin droit, les auteurs, les compositeurs ou les interprètes dans les veines de qui coule le sang mêlé d’eau de rose du besoin d’amour, «pour pouvoir faire mon numéro quand l’avion se pose sur la piste», dixit Plamondon dans Le blues du businessman, comme Julien Clerc, encore, dans cet autre extrait de sa chanson Utile : «À ceux qui m’aimeront, à ceux qui m’aimaient, je veux être utile à vivre et à chanter.»

De cette opposition illustrée par des extraits de mêmes chansons, on peut en venir à la conclusion qu’une chose et son contraire peuvent aisément se côtoyer sans heurts dans un environnement aussi confiné qu’un cadre de deux minutes trente avec une trame musicale. Et que les artistes à qui on en demande souvent beaucoup sont bien libres de faire comme ils le veulent, tout comme le public, aux multiples visages. Je chante, tu chantes, il chante, nous chantons, vous chantez, ils revendiquent.

On a souvent entendu des artistes réclamer un droit de réserve en affirmant: «Je chante, je ne fais pas de politique, je garde mes opinions pour moi».

Francis Cabrel, récemment en campagne de promotion, disait: «Un chanteur, ça doit juste chanter». Oui, mais ça doit juste chanter quoi?

N’a-t-il pas lui-même écrit le plus grand manifeste anticorrida de l’histoire andalouse? «Je les entends rire comme je râle / Je les vois danser comme je succombe / Je pensais pas qu’on puisse autant / S’amuser autour d’une tombe» (La corrida).

Si ça n’est pas un engagement…

Serge Gainsbourg, dont la chanson Je t’aime moi non plus a été censurée dans un nombre incalculable de pays au moment de sa sortie en février 1969, était aussi engageant qu’engagé et visiblement bien engagé en effet. Excusez-la.

L’engagement des artistes n’est pas que politique, même si, comme le disait Aragon, «l’amour est politique, la politique est amour». On ne s’engage pas que pour un oui, pour un non. Quiconque sort de l’ombre, s’affiche publiquement ou propose une création, une œuvre digne de ce nom, s’engage. À quoi? À mille choses: à son coming out si le cœur lui en dit, à la défense des animaux, à la dénonciation de la violence faite aux femmes, aux revendications autochtones, à faire l’apologie de la protection de l’environnement.

Félix Leclerc a, pendant 20 ans, écrit sur les hommes d’ici et sur nos sentiers, nos terres mouillées, sur les labours qui dorment sous la gelée. Il aura fallu la loi des mesures de guerre de 1970 pour qu’il chante L’alouette en colère et qu’il affiche ouvertement, pour la première fois malgré lui, ses allégeances politiques: «Mon fils est en prison / Et moi je sens en moi / Dans le tréfonds de moi / Malgré moi, malgré moi / Pour la première fois / Malgré moi, malgré moi / Entre la chair et l’os / S’installer la colère.»

Dans le monde du rap, réputé pour être macho et misogyne, un Koriass ouvertement féministe engagé, invité à Tout le monde en parle il y a quelques semaines, a séduit le grand public et Lise Payette.

«Comment t’a vis ta vie d’artiste / T’es-tu à gauche, t’es-tu à drette / Vas-tu partir avec des regrets à ta mort / À la recherche du Love Suprême / Jamais voulu de nine to five / J’ai vendu mon âme pour une place en dessous des spotlights / Parce que ce soir le roi est mort / Enlevez le crown sur ma tête.»

Rarement entend-on des slameurs ou des rappeurs chanter: «C’est la danse des canards, qui en sortant de la mare, se secouent le bas des reins et font coin-coin». Quelques artistes de la chanson, c’est vrai, s’adonnent à ce genre, mais heureusement, ils sont assez rares. Il faut bien des tubes… synonymes de cylindres creux, disait Boris Vian.

Quand il ne s’engage plus, le chanteur engagé dégage. Demandez à Renaud, ce chanteur énervant, comme il se surnomme lui-même. Après un pour le moins bien nommé passage à vide pendant lequel on l’a condamné à une mort certaine des suites d’un éthylisme chronique et d’une dépendance maladive à la Gitane, il a perdu non seulement la voix, mais aussi tout ce qui lui restait d’inspiration. Des paparazzis mal intentionnés, excusez la redondance, le poursuivant inlassablement l’ont même croqué titubant devant la Closerie des Lilas ou carrément affalé, tel un clochard, sur un banc de parc. Depuis des années, toutes les nouvelles qui nous venaient de lui concernaient son état; grandeur et décadence.

Et puis les attentats de Charlie en janvier l’ont touché en plein cœur. Ses amis sont morts. Il est sorti marcher lui aussi. Il a même embrassé un flic, titre d’une de ses chansons nouvelles, et l’inspiration lui est venue comme on charge une arme pour défendre sa peau. À la demande de Grand Corps malade, il a écrit Ta batterie pour son fils Malone, chanson qui figure sur l’album concept de GCM Il nous restera ça. Et puis 14 autres ont surgi. Le nouvel album de Renaud paraîtra dans quelques semaines. On en reparlera. En écrivant ces mots, j’entends que le Bataclan a été rénové et que la salle rouvrira ses portes d’ici la fin de l’année.

Ma suggestion cette semaine en attendant la suite? Pourquoi chanter, de Louise Forestier.