Il vous est certainement arrivé de passer devant une boulangerie ou un magasin de bonbons, de vous arrêter sec, touché au cœur par un effluve, et de voir instantanément surgir une rétroprojection en 3D d’un souvenir d’enfance. Comme si vous y étiez.
Avez-vous déjà ressenti la même sensation étrange en entendant une chanson? Je n’écris pas «écouter» mais sciemment «entendre», parce que l’effet est plus surprenant encore lorsqu’on attrape au hasard d’une oreille distraite une chanson qu’on ne croyait pas connaître mais qu’on chante pourtant d’un bout à l’autre, sans en omettre un souffle. C’est troublant. Particulièrement quand vous tombez sur un air qui n’a jamais tourné sur les ondes de la seule radio que vous écoutez fidèlement.
Comment se fait-il que je connaisse aussi bien chacun des mots de cette bluette de comédie musicale ou de cette chanson d’amour à trois sous, moi qui n’écoute que Ferré chante Verlaine et Rimbaud… (ce qui est évidemment faux, tout le monde sait que j’adore Dalida)? Par quelle porte entrouverte de mon cerveau les chansons, même celles dont je ne veux pas, se sont-elles infiltrées?
Vous me direz que la musique est partout, tout le temps. En effet, mais moi pas. Je ne reste jamais assez longtemps dans une boutique pour capter une chanson de centre commercial. Et puis mon questionnement ne s’arrête pas là.
Où diable ai-je bien pu ranger ces milliers de chansons aimées, entendues, écoutées, connues et reconnues pendant ces 50 dernières années? Dans quel iCloud personnel? Un nuage plane-t-il en permanence au-dessus de ma tête, emmagasinant chaque détail des chansons? Les notes de flûte traversière d’Histoires sans paroles d’Harmonium, la caisse claire de la chanson Le cœur de mon pays, seul succès des Scarabées, l’envolée de trompette de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud, la guitare de Richard Desjardins quand, dans Les Yankees, le véreux demande à l’Indien: «Tell me my friend qui est le chef ici et qu’il se lève… et le soleil se leva»…
Cette question d’entreposage du cerveau m’interpelle tous les mois quand Apple me prévient que le paiement de mon stockage iCloud a été prélevé sur ma carte de crédit. Et la mienne, ma mémoire, mon stockage à moi, dans quel espace ça tient? Tout cela est-il rangé dans le même walk-in d’émotions que mes larmes devant Bambi à 4 ans, mon premier baiser au goût de Player’s light et de patchouli à 13 ans, le bruit de la sirène de l’ambulance qui me conduisait à l’hôpital après mon seul accident de voiture à 19?
Je soupçonne les chansons d’être autonomes en matière de stockage. Dans votre mémoire, elles se frayent un chemin creux qu’elles seules empruntent. Une sorte de terrier du lapin dans Alice aux pays des merveilles qui conduit les chansons de notre vie dans un réservoir, un bunker antiatomique à l’abri de l’oubli. Tapies en silence, elles attendent patiemment, entassées les unes sur les autres, sans distinction de qualité ou d’ancienneté, qu’une occasion se présente pour ressurgir à la vitesse de l’éclair entre vos lèvres et, ainsi, revivre au son de votre voix.
Il y a quelque temps, on a aperçu sur les réseaux sociaux la vidéo d’une petite fille de trois ans en pyjama à pattes, chantant Hello d’Adele debout sur un canapé en grattant une guitare dessinée sur un carton. Un poème. Concentrée comme une Adele sur la scène des Grammy, elle y met toutes ses tripes. De toute évidence, elle ne sait pas lire le texte. Elle connaît la chanson. En comprend-elle le sens? Possible. Son nuage à elle, encore si petit, ne demande qu’à être rempli. Il enregistre déjà.
À quelques jours près, Lara Fabian présentait le nouveau clip de sa chanson L’oubli. On y voit se succéder des membres de sa famille en gros plan réagissant en silence mais en émotion aux paroles de la chanson dédiée à sa mère qui souffre d’une «maladie de la mémoire».
Le lendemain, on partageait les images d’Henry, malade d’Alzheimer, immobile, muet, végétatif. On lui fait entendre de la musique et voilà qu’instantanément Henry s’anime. Il danse sur sa chaise et il émet des sons, ouvre les yeux, sourit. Non seulement s’anime-t-il, mais il en vient à exprimer très clairement son affection pour Cab Calloway et chante quelques extraits de chanson. La métamorphose est complète et très émouvante.
Dans les années 1990, alors que je diffusais à la radio quelques chansons des années 1940-50, je recevais un courrier abondant d’auditeurs qui disait essentiellement ceci:
Ma mère souffre d’Alzheimer, elle ne nous reconnaît plus, ne communique plus, ne réagit plus. De temps en temps, elle s’éveille et chante très clairement deux phrases d’une chanson que je ne connais pas, toujours la même chanson. Pourriez-vous m’aider à en retrouver le titre? Je pourrais lui faire entendre, ça nous rapprocherait peut-être et ça pourrait la ramener au monde.
J’avais fait de cet exercice une rubrique hebdomadaire. Comme je ne reconnaissais évidemment pas toutes ces chansons moi-même, je faisais appel aux auditeurs. On a retrouvé quantité de chansons par ce moyen. On faisait œuvre utile et gratuite.
Dans un article publié dans La Presse en février dernier et intitulé Des chansons pour combattre l’Alzheimer, le journaliste Alexandre Vigneault cite la méthode Music & Memory utilisée dans des établissements de santé américains. Les résultats sont aussi positifs qu’émouvants.Le site regorge d’informations et de vidéos percutantes. Je craque pour Hilda fan des Bee Gees
L’effet de la musique sur le cerveau, la mémoire et les émotions est fascinant, et les recherches sur le sujet sont nombreuses. Il existe même un laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son, le BRAMS, basé à Montréal et affilié aux universités McGill et de Montréal. Le laboratoire, ses nombreux collaborateurs, professeurs, chercheurs et étudiants tentent de répondre entre autres à la question suivante: pourquoi le cerveau est-il musical?
Parce que oui, le cerveau humain est musical. La question est de savoir pourquoi et comment il l’est. Bien que je sois très intriguée par le sujet et curieuse de connaître les réponses, j’espère tout de même cultiver un peu de magie autour du mystère et continuer de m’émouvoir devant Henry, Hilda et tous ceux qui semblent planer entre ciel et terre et qui, grâce à quelques notes d’une chanson aimée et entendue il y a des décennies, ressurgissent du néant.
D’ici à ce que la source de l’oubli soit identifiée, il nous reste à chanter.
Ma suggestion de chanson: Nos délicats de Catherine Major, sur l’album La maison du monde