Sur mesure

Pour pouvoir dire pourquoi j’existe

J’aurais voulu être un artiste pour pouvoir dire pourquoi j’existe, chantait Claude Dubois dans le rôle de Zéro Janvier dans l’opéra rock Starmania créé en 1978. Cette œuvre a mis sur la mappe de la chanson un nombre impressionnant de succès: Le monde est stone, Les uns contre les autres, Le blues du businessman, Ce soir on danse à Naziland, Les adieux d’un sex-symbol, S.O.S. d’un Terrien en détresse, etc. Mais que sait-on de sa trame si on n’a pas vu le fameux opéra rock? Starmania est le titre d’une émission télédiffusée sur les ondes de Télé-Capitale au cours de laquelle un inconnu peut devenir une star en 15 minutes.

Starmania, émission aux cotes d’écoute pharaoniques, est animée par une jeune vedette prénommée Crystal. Les Étoiles noires, groupe terroriste dirigé par Johnny Rockfort et sa complice transgenre Sadia, kidnappent l’animatrice et fomentent la destruction de Naziland, discothèque très fréquentée et sise au 100e étage d’un édifice qui est la propriété de Zéro Janvier, où il célèbrera son mariage avec une star de cinéma décatie, Stella Spotlight. La noce de vitrine qui doit servir à mousser la campagne électorale du businessman risque d’être explosive. Ziggy, le DJ gay de Naziland, fait battre le cœur de Marie-Jeanne, la serveuse automate de l’Underground Café, quartier général des Étoiles noires. Zéro Janvier, très riche homme d’affaires à l’ego démesuré, brigue la présidence de l’Occident dont la capitale est Monopolis. Crystal tombe amoureuse de Johnny, son ravisseur. Sadia, jalouse, dénonce le plan des Étoiles noires. L’histoire, on s’en doute, finit mal. Oufff…

Les chansons de Starmania ont été écrites et composées par Luc Plamondon et Michel Berger avant 1978, alors que la destruction d’un édifice de 100 étages par des terroristes était de la pure fiction et que le mariage d’un politicien avec une vedette du cinéma ou de la chanson n’était pas si fréquent non plus. Quant à l’ascension fulgurante d’un inconnu au sommet de la notoriété et du succès grâce à une émission de télé qui rive un québécois sur deux à son écran de télé, ce n’était guère plus courant. Les plus vieux diront qu’il y avait bien quelques concours de la chansonnette à CKVL. Ma propre mère a déjà concouru contre une jeune Ginette Raynault qui raflait toujours tout. Mais la moitié de la planète n’assistait pas en direct à la déconvenue de ma mère et encore moins à l’enlèvement d’une animatrice de l’émission. Quant aux Jeunes Talents Catelli que présentait le Canal 10, le TVA des années 1960, ils mettaient en scène des enfants de 4 à 15 ans à qui on ne promettait rien, si ce n’était une notoriété aussi furtive que locale.

Si j’aborde l’œuvre de Plamondon et Berger aujourd’hui, c’est que je suis circonspecte et inquiète de constater que la projection presque divinatoire des auteurs prend, presque 30 ans après la création de Starmania, des proportions vraiment extraordinaires et confirme que la réalité dépasse parfois la fiction.

Tous les intervenants du milieu de la musique, artistes et producteurs de tous pays confondus, s’interrogent sur les chances de survie du marché. On ne vend plus de disques, les sites de musique en streaming ne rétribuent pas correctement les ayants droit (et ça, c’est quand ils les rétribuent), on pirate, on pille, on copie, bref, ça va mal. Mais qu’est-ce qui va mal? Certainement pas la création. On ne vit plus de la chanson, mais de la chanson il en pleut. Nous avons des dizaines de milliers de titres dans nos iPhone, mais à quel rythme les écoute-t-on?

J’ai dû faire des listes, ce printemps, devant la somme des artistes tout neufs dont on n’a pas encore entendu parler, ou si peu, qui lancent un album de chansons tout aussi neuves. Nous sommes, mes collègues et moi, sur le point d’atteindre un niveau de saturation inédit. On ne fournit plus à la tâche de tout écouter.

Encore s’il ne s’agissait que d’écouter, mais il faut découvrir le parcours de l’artiste, ses références, ses intentions, lire ses textes. Je ne suis pas parvenue dans le but de cet article à colliger la liste exhaustive des artistes québécois ayant fait paraître un album francophone ces dernières semaines. En voici un aperçu: Aude Rey, Mélissa Ouimet, Benjamin Goron, Edouard Landry, Geneviève Binette, Antoine Lachance, Pier-Carl, Marie-Claire, Fred Labrie, Portage, Fantômes, Bronswsick, Mathieu Bérubé, Jean-François Poulin, Jean-Fréderic Lafaille, Charles Robert, Saratoga, Catherine Servedio. Et je ne parle pas de Steve Veilleux de Kain qui propose un album solo, tout comme Marie-Annick Lépine des Cowboys fringants, Viviane Roy des Hay Babies, devenue Laura Sauvage en solo, Fréderic Giroux de Mes Aieux, Marie-Eve Roy des Vulgaires Machins, Laurence Nerbonne d’Hôtel Morphée. Et non plus de ceux qu’une notoriété précède comme Philippe Brach, Sarah Toussaint-Léveillée, ou de ceux qui ont déjà un ou quelques albums au compteur comme Moran, Fanny Bloom, Jason Bajada, Ariane Brunet, Geneviève Racette. Et je ne parle pas de Richard Séguin et Yann Perreau…

D’ici les FrancoFolies qui seront présentées du 9 au 18 juin, Claude Vallières, Sylvie Paquette, Bernhari, Guillaume Arsenault, Joseph Edgar, Maryanne Côté, David Thibault, Claudelle, Amilye, Alexe Gaudreault, Boom Desjardins et Pépé lanceront un nouvel album comme le feront Daniel Lavoie et Luc De Larochellière dans les prochains mois.

Faut suivre avec vigilance pour ne rien échapper.

Et puis, dans cette longue liste, je ne crois pas avoir inscrit un des nouveaux talents de La Voix 2016 (jusqu’alors inconnus pour un bon nombre), dont l’album figure en première position des ventes depuis plusieurs semaines.

Ne portons pas ici de jugement sur la valeur des œuvres, l’ampleur du talent des uns et des autres ou la qualité des chansons. Interrogeons-nous seulement sur la viabilité du nombre. Comment peut-on espérer, mathématiquement, que tous ces artistes qui ont besoin de dire pourquoi ils existent puissent, justement, exister, vivre de ce métier, se faire entendre, sortir du lot?

J’aurais voulu être un artiste / Pour avoir le monde à refaire / Pour pouvoir être un anarchiste / Et vivre comme… un millionnaire…

Là, la fiction va l’emporter sur la réalité.

Le titre suggéré cette semaine: Faut pas se fier aux apparences, de Yann Perreau