Récemment, alors que tombaient depuis des temps immémoriaux des trombes d’eau sur le chalet sans radio, sans télé, sans téléphone ni Internet que j’avais loué pour dix longs jours sans fin, je fus prise d’un vertige inédit.
J’avais épuisé tous mes sujets de réflexion existentielle, rempli toutes les pages 19de mon cahier à colorier antistress, pris goût au spritz, regardé toutes les cassettes VHS de films d’auteur disposées dans le bahut rouge de la salle à manger; le chalet appartenait à une cinéaste de grand talent qui avait, comme moi, besoin de silence et de solitude de temps en temps. J’avais lu le dernier D’Ormesson, achevé non sans peine Soumission de Houellebecq, le David Goudreault s’était refermé sur ma frayeur… à ne pas lire au fond des bois… Bref, j’étais sur le point de retrouver ma voix d’enfant pour dire «c’est quand qu’on s’en va?». Mon iPhone qui m’était devenu, dans ces circonstances de retraite estivale et forestière, totalement inutile dormait au fond de mon sac. En le sortant de son tombeau humide, j’ai réalisé que je tenais un bout de ma vie dans ma seule main droite. D’autres, nombreux, ont écrit là-dessus bien avant moi et le sujet est connu, je le sais bien, mais dans le contexte d’isolement qui était le mien, cette effarante constatation prenait des proportions étonnantes.
J’ai compté 102 applications diverses et variées en fonction dans le ventre de la bête. Je peux acheter une maison, réserver mes vols, payer mon parco, raconter ma vie à des milliers de gens que je ne connais pas, mais qui me connaissent, savoir à quelle heure la ville déneige mon bord de rue, compléter mes transactions bancaires, démarrer depuis le bout du monde l’enregistrement d’un épisode de la saison six de Homeland, que je ne peux regarder qu’en rafale. J’ai Shazam, Deezer, Apple Music, Spotify, un compte SoundCloud et je ne sais encore combien de liens pour écouter ce qu’une machine à déduction me suggère de découvrir. Voilà ce que je fais depuis 30 ans. Je peux même me réécouter moi-même, ce que je ne fais jamais, rassurez-vous, avec la nouvelle application ICI Musique que je vous recommande tout de même plus que chaudement. TuneIn, ma préférée, me permet d’écouter les radios de la planète en direct. J’aime la radio. Faire la route Gaspésie-Montréal branchée sur la RTBF, radio publique belge, et entendre le bulletin de circulation de Bruxelles entre Petite et Grande-Vallée permet d’atteindre des sommets psychotroniques inégalés.
Ce dimanche-là, j’ai cherché dans ma musique. Ma musique. Celle que j’ai moi-même pris le temps de transférer en engouffrant le CD dans l’ordi, en acceptant l’importation, en attendant le «bip» qui confirmerait la réussite de la manœuvre. Des heures de plaisir. Au fil du temps j’ai transféré plus de 20 000 chansons. À raison de 12 chansons par album, ça signifie 1666 albums, c’est-à-dire seulement 10% de ma discothèque. Dans ma grande candeur, je croyais que j’allais me rendre jusqu’au bout et pouvoir enfin me débarrasser de cet encombrant fardeau. Qui n’a pas déménagé des cartons de 33 tours par dizaines ne sait pas le poids de la nostalgie et l’attachement qui se développe avec ces albums à deux faces qui furent si précieux, qu’on a tant espérés, qui ont accompagné tellement de dimanches pluvieux de notre adolescence et dans lesquels on engouffrait non seulement notre argent de poche, mais aussi tout notre mal de vivre. Un 33 tours coûtait près de 10$ en 1975. Il fallait garder le petit voisin à une piastre de l’heure tous les mardis soir de 7h à 10h pendant trois semaines pendant que sa mère allait jouer aux quilles pour se payer L’Heptade. Je ne vous dis pas non plus qu’il me fallait attendre le vendredi soir, alors que les parents allaient faire l’épicerie chez Steinberg à Saint-Eustache, pour me carapater chez Music Mart en espérant que le dernier d’Harmonium «ne soit pas back order».
Assise en Indien sur le lit de ma chambre, les écouteurs vissés sur la tête, je partais, je rentrais dans la musique, m’incrustais dans la pochette. J’en connaissais les moindres détails. J’apprenais le nom de tous ceux qui y étaient cités, qui étaient au son, au mixage, au saxo. J’attendais la sortie du prochain album comme d’autres le Messie.
Aujourd’hui, seulement une trentaine d’albums vinyles et quelques centaines de CD habitent chez moi. Tous les autres vivent en colocation dans un entrepôt du Mile-End. Ils sont de partout. Récupérés de justesse près des poubelles de ma défunte amie Myra Cree, rachetés à la discothèque de Radio-Canada qui se débarrassait de ses doubles et triples exemplaires dans tous les cas préservés de l’oubli avec ma détermination obstinée. Pas très souvent, je leur rends visite. Le temps se fait de plus en plus sentir. Les vieux disques ont une odeur qui leur est propre. Un mélange de grenier, de notes grisonnantes, de carton humide, d’amis pour la vie perdus de vue, de souvenirs surannés.
Quand mon iPhone a repris vie ce dimanche de pluie, entre le café et la bougie Myrrhe de Dyptique apportée de la grand-ville et qui me rappelait que je n’étais pas Maria Chapdelaine, j’ai cherché un album à écouter.
Par je ne sais quel mystère, la majorité de mes chansons étaient sur un nuage auquel je n’avais pas accès parce que… pas de réseau. Il me restait mes listes de lecture. Quelques vieux succès jazz et disco regroupés parce que c’est toujours chouette dans les anniversaires, une version repas et une version «dance». Et puis mes achats.
Je n’ai aucun souvenir d’avoir acheté Tom Odel, überLAB, Elliot Moss, Rhiannon Giddens, Sage Francis – à moins que ne soit le contraire – un album de 24 chansons, Janelle Monaé… un album de 36 chansons… mais pourquoi? Asaf Avidan, je me souviens avoir eu un grand coup de cœur pour lui, il y a un an, mais pour quelle chanson, donc? En un clic et pour 9,99$, j’ai acheté un nombre incalculable d’albums et je n’en ai aucun souvenir. Sans compter qu’on m’a même donné un album de U2 dont je ne voulais pas.
À ceux qui seraient tentés de souligner que je ne cite dans ma liste d’achat que des albums en anglais et qui seraient déjà montés au créneau pour décrier cette ignominie, je précise qu’un des grands privilèges de ma situation professionnelle est d’avoir, depuis 1990, gracieusement accès aux albums des artistes francophones. Mon plus grand bonheur est de vous faire entendre le talent de ces oiseaux-là.*
Quelle aura été la chanson de l’été? En mai, on prédisait ce destin à J’aime les oiseaux de Yann Perreau. Tiens.
*Pour découvrir des chansons et des artistes suggérés par une femme en chair, en os et en voix – ça, c’est moi –, écoutez ICI Musique, la radio musicale de Radio-Canada, le dimanche de 12h à 15h. L’émission a pour titre Chants libres.
Chansons à écouter
Toute la pluie tombe sur moi – Sacha Distel
Bang Bang – Asaf Avidan
Quelle belle, belle découverte Asaf Avidan!
Votre article était fort intéressant à lire…
Merci beaucoup Madame Giroux et bonne année radiophonique!
Lorraine