Je le revois avec ses lunettes de soleil, sa veste de ski rouge sans manches, son gros pull en cachemire gris sur un jean sans pli. Il doit être midi, un mercredi de décembre. Du haut de ses 85 ans de l’époque et de son statut, il s’avance vers le studio, tout seul, les mains dans les poches, sans cour ni agent. Il va d’un pas calme mais assuré. Il ne tient plus le compte des entrevues qu’il a accordées en 70 ans de carrière. Disons des dizaines de milliers. «Monsieur Aznavour, La Mamma, c’est l’histoire de la mort de votre mère pour vrai? Êtes-vous gay comme dans Comme ils disent, et sinon, pourquoi faire comme si? Avez-vous vraiment vécu la bohème et vendu des toiles contre un bon repas chaud? Écrivez-vous les paroles avant la musique? Et Piaf, avez-vous été son amant?»
Il m’a avoué avoir tout entendu, et des pires que celles-là. Et puis de toute façon, il préfère parler des autres. Il me demande des nouvelles de Monique Leyrac. Pour ceux qui ne la connaîtraient pas, notez que Monique Leyrac est sans doute la plus grande interprète de toute notre histoire. Elle est l’idole de Diane Dufresne et de 99,9% du bottin de l’Union des artistes. Elle s’est retirée au sommet de sa carrière il y a de nombreuses années et se concentre aujourd’hui sur son jardin de Sutton et la musique classique. Ils se sont connus à la fin des années 1940, au Faisan doré, célèbre cabaret du Red Light. Un soir alors qu’Aznavour chantait à la Maison symphonique avec l’orchestre du même nom, j’ai dû fronder un placier qui interdisait à Leyrac d’aller en coulisses embrasser son vieil ami. Il ne la connaissait pas, pas plus que le big boss de la maison de disques de Toronto à qui j’ai fini par dire: «Do you know Barbra Streisand, Judy Garland and Edith Piaf? Please meet Monique Leyrac». Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre que les deux amis se parlaient en sourdine.
J’attaque mon entrevue:
— Monsieur Aznavour, que souhaitez-vous qu’on retienne de vous quand vous ne serez plus?
On pose de ces questions parfois… L’entrevue autorise des audaces qu’on n’aurait pas en dehors d’un studio. Avez-vous déjà pensé poser cette question-là à un de vos proches, vous? Donc:
— Monsieur Aznavour, que souhaitez-vous qu’on retienne de vous quand vous ne serez plus?
— Que voulez-vous qu’on retienne de moi? On ne retiendra rien du tout, voyons. Que nenni!
— Mais enfin, vous ne pouvez pas dire une chose pareille, vous avez créé parmi les chansons les plus célèbres du répertoire mondial, on vous chante dans toutes les langues et sur tous les continents depuis 50 ans. Vous êtes la chanson française à vous tout seul.
— Et alors. Ne vous en faites pas, d’autres suivront et prendront la place et c’est très bien comme ça. Tout ça n’est que du vent, a-t-il dit avec sérénité, avant de poursuivre, preuve à l’appui. Qui se souvient de Maurice Chevalier qui a pourtant été une star mondiale, la première star française entre toutes. Interrogez les gens dans la rue. Ils ne vous citeront pas une chanson ni un film.
Maurice Chevalier, qui fut un grand ami de Walt Disney et du Tout-Hollywood, est mort à l’âge de 83 ans en 1972 dans la solitude la plus totale des suites d’une surdose de barbituriques. Il avait laissé une note: «J’ai eu la plus belle carrière dont a pu rêver un gosse de Ménilmontant. Mais j’ai une fin de vie pitoyable. Je vous demande pardon.» À la mort de sa dernière compagne en 2013, ce qui restait de lui – un piano et deux canotiers – a été vendu aux enchères à Drouot.
Charles Aznavour, bien qu’il s’en défend, a quelques fois annoncé – à moins que ce ne soit sa maison de disques – une tournée d’adieu. Nous nous sommes précipités. Fallait voir le monstre avant qu’il ne quitte la scène. Voir Aznavour et mourir. Nous, pas lui. Et puis il s’est arrêté, un peu. Et puis il a repris les routes du monde qui le réclamait.
Il y a quelques années Jean Pierre Ferland avait annoncé son dernier spectacle, son dernier tour de piste. Une grande soirée au Centre Bell. Tout le monde y était. Attentifs, nous ne perdions pas une seconde de ce qui devait être notre dernière chance d’entendre JP chanter Le chat du Café des artistes ou Marie-Claire. À ma question «Tu es sûr que tu vas pas changer d’idée?», il avait répondu en me regardant droit dans les yeux: «Jamais. J’ai réfléchi trop longtemps pour changer d’idée. Je ne veux plus me soucier de mes cheveux qui tombent, de ma bedaine et de mes rides. Je veux vivre normalement, comme un homme de mon âge».
On l’a regardé sur les écrans marchant, seul, de la scène à sa loge pour la dernière fois. Je me souviens même d’avoir versé une larme.
Et puis il a repris les routes du Québec qui le réclamait.
Charles Aznavour est actuellement en tournée. Il a chanté à Montréal, Québec, Miami, New York, Los Angeles, et chantera bientôt dans les prochaines semaines en Belgique, au Portugal, en Russie et à Paris. Il a 92 ans… et demi.
Il a chanté «il faut savoir quitter la table lorsque l’amour est desservi», mais pourquoi la quitter quand elle ne l’est pas?
Respect. Et que ceux qui lui suggèrent de se retirer en fassent autant.
Avant que de sourire, et nous quittons l’enfance. Avant que de savoir, la jeunesse s’enfuit. Cela semble si court, que l’on est tout surpris. Qu’avant que de comprendre, on quitte l’existence – Sa jeunesse, Charles Aznavour
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