Ils étaient trois, un auteur, un compositeur et un interprète. Ils avaient des noms bizarres. Melchior, Gaspard et Balthazar. Ils avaient connu au début de leur carrière, bien que brièvement, des jours meilleurs. C’était tout juste après leur victoire dans un concours encourageant la relève. L’un d’eux, le plus vieux des trois, celui qui cultivait l’énergie du désespoir avec force et talent, sans doute par habitude, avec convaincu ses camarades de prendre la route et de partir à la recherche de quoi gagner leur pain, à défaut de succès retentissants. «Allons là où ils sont, nous arriverons bien à nous faire entendre.» Pendant des jours et des nuits, ils avancèrent à pas lents, chargés de leurs instruments, traversant déserts froids de neige, surtout de nuit, montagnes, vallées et vallons, cherchant une cuisine, un balcon, un salon pour chanter quelques chansons en échange, au pire, d’un bout d’aile de poulet et d’un verre de bière.
Notre trio de troubadours chantait l’amour, la mort, la liberté et les roses. Leurs chansons rappelaient celles d’Aristide Bruant qui, au début du 20e siècle, avait pour habitude de se nommer systématiquement avant chaque interprétation et de donner le titre de son œuvre. D’une voix nasillarde, il clamait: «D’Aristide Bruant, Nini peau d’chien»… C’était comment dire… particulier. Leurs chansons étaient en somme des chroniques de vie, descriptions d’un quotidien bien morne, d’une histoire de cul camouflée. Et si le public, difficile à conquérir, finalement s’enthousiasmait, c’est bien parce qu’il se reconnaissait dans ces petites «bafouilles» de trois minutes.
Dans le dictionnaire des synonymes, force est de constater que la liste comporte un certain nombre d’entrées pas toutes glorieuses: babiole, bourde, fadaise, futilité, rengaine, gazouillis, bagatelle, baliverne, bêtise, beuglante, sottise et fumisterie. On y trouve aussi fort heureusement poème, propos, air, refrain, mélodie, berceuse, ballade, murmure, chant et romance.
En 2025, il y avait bien longtemps que les CD avaient disparu, de toute façon tous les appareils servant à les écouter étaient depuis des lustres passés au pilon de l’obsolescence programmée. Par un phénomène aussi inexpliqué qu’inexplicable, on voyait arriver dans les rayons des magasins de disques, transformés depuis longtemps en boutiques cadeaux de bric et de broc et de livres de recettes, un petit rayon de 33 tours. Sur les pochettes, on avait du mal à lire les titres de chansons, mais on lisait aisément au recto en grosses lettres le poids du disque et sa couleur. Bleu 180 grammes…
Un vieux maire de ville de banlieue, qui avait vu sa carrière ruinée par une affaire criminelle trop longue à raconter, avait appris en prison à réparer les tables tournantes. On disait que dehors, les jeunes prenaient goût à ses vieilles platines dont le mécanisme était assez simple finalement. On lève le bras, la table se met à tourner grâce à une courroie, on y dépose une galette et hop! ça joue. Le vieux maire décati qui croyait en la jeunesse espérait faire fortune dans le pick-up. Et il n’était pas bien seul à se lancer dans une telle entreprise. Parmi ses associés rêveurs, un ancien syndicaliste et quelques autres truands de grand chemin dont nous terrons le nom de peur de représailles.
Il était devenu depuis si longtemps bien inutile d’enregistrer les chansons qui, de toute façon, se perdraient dans le lot, se feraient voler en paquet et profiteraient à tout le monde sauf à leurs créateurs. Non, il fallait les chanter live. Le public se bâtissait au porte-à-porte. «Bonjour, je suis livreur de chansons. Téléphonez-moi, précisez le nombre d’invités qui prendront place sur votre canapé et j’arriverai dans l’heure avec aussi quelques bouchées et de quoi boire. Tout est compris. Si ce délai n’est pas respecté, la chanson sera gratuite et les bouchées aussi.»
Un ingénieux faiseur de ritournelles avait eu la bonne idée de distribuer lors de ces soirées, et contre quelques pièces, la partition et le texte. Ainsi, grâce à ce qu’on avait appelé «les petits formats», les admirateurs pouvaient, en rentrant chez eux et avec seulement quelques notions de piano ou de guitare, reprendre le titre à loisir et le répéter sans fin.
Nos trois ménestrels allaient donc ainsi de par les routes, non seulement chargés de leurs instruments et de leurs petits formats, mais aussi équipés du souvenir d’un temps passé où inscrire «artiste» dans la case profession du passeport et autres formulaires était encore possible.
Un soir en début d’année, après avoir connu une période particulièrement active et festive, alors qu’ils s’apprêtaient à monter le campement, ils virent au loin de par derrière le sommet d’un talus, une lumière exceptionnellement éblouissante. Attirés par l’étoile, ils se rendirent jusqu’à une minimaison écoénergétique, modeste mais confortable. Un bébé naissant hurlait à fendre l’âme, tandis que le père faisait tourner à la main les pales de l’éolienne et que la mère brassait le compost. Nos chansonniers n’avaient pour seul cadeau que quelques notes jolies et apaisantes. Point d’or, ni d’encens, ni de myrrhe. Juste une chanson.
Et c’est là que je me suis réveillée… Qui était donc ce beau bébé-là? Était-il né, le sauveur de la business, le messie du couplet-refrain, le libérateur des créateurs?
Vous aurez compris que ces mots ci-haut cités ne sont pas le reflet de ma vision d’avenir. Peut-être est-ce seulement là une mauvaise prophétie inspirée des inquiétudes et de la somme des découragements de mes amis et amies artistes qui, pour un certain nombre, ont évoqué ces derniers temps l’éventualité de quitter la scène pour se recycler en d’autres plaisirs.
Je leur dis en ce début d’année que la solution existe et qu’elle n’est pas finale. Je leur dis de ne pas fermer les écoutilles de l’inspiration et de la création.
En ce début d’année nouvelle, je souhaite un avenir à la chanson francophone, à ceux et à celles qui l’aiment et à ceux et à celles qui la font. Juste ça: un avenir.
Titre suggéré
Les rois mages, de Sheila