Je me souviens de notre première fois. Il me fallait, pour te regarder, monter à genoux sur une chaise. Appuyée sur mes petits coudes, je t’écoutais me parler en des mots que je ne saisissais pas toujours. Mais le timbre de ta voix, tes intonations, la musique dans tes mots, tes rires me transportaient, m’invitaient à te suivre vers un ailleurs meilleur. Ma grand-mère, qui provoquait nos rencontres, après s’en être allée à l’hospice, m’a laissée me débrouiller seule avec toi. De la cuisine où avaient lieu nos rendez-vous, nous sommes rapidement passées à la chambre et je t’ai invitée à partager mes nombreux instants de solitude qui, grâce à toi, n’en étaient plus.
Le plus souvent la nuit, à l’insu des parents, je collais mon oreille sur ton souffle. Les yeux fermés, je me faisais mon cinéma. Je te voyais éclairée d’une seule ampoule et je t’imaginais seule toi aussi. Petite, un peu sombre et seule. La lumière ne prête pas toujours aux confidences et aux chansons tristes. Et c’est bien connu, les plus belles chansons sont des chansons tristes. Tu les chantais mieux, plus juste la nuit que le jour. Au fil de ma petite enfance, tu t’es immiscée subtilement en moi, devenant mon inséparable amie imaginaire, mon refuge d’enfant unique dont le seul autre confident avait la forme d’un vieux chat en noir et blanc.
Dehors, les gens parlaient beaucoup trop. Le temps passe si vite quand on parle tant.
En classe, en cas de dissertation, toujours je me faisais porter, pâle, feignant un malaise qui me clouerait au lit le temps que passe l’exercice. J’étais pourtant enjouée et joyeuse. Qui s’asseyait au fond de la classe près de la fenêtre qui donnait sur le cimetière? «Si vieille pour son âge», disait-on…
C’est ta faute sans doute, monstre à batteries et à boutons. Si tôt tu m’as parlé, juste à moi, de choses à découvrir, à aimer, à craindre, avec des mots de quatre syllabes, des mots de grandes personnes. Tu avais déjà avant moi éduqué ma mère qui, retenue à la maison, n’avait que toi pour apprendre. Espèce de prescripteur à piles.
C’est en t’écoutant que j’ai compris que mon pays n’était pas un pays, mais l’hiver, qu’il faisait toujours beau quelque part, que l’alouette pouvait se faire plumer, mais qu’elle pouvait aussi se mettre en colère, que le monde et les temps changent, que mes blues passent pu dans’ porte, qu’on n’apprivoise pas les chats sauvages, que ma plus belle histoire d’amour, c’est vous, et qu’on danse les uns contre les autres, mais qu’au bout du compte, on est toujours tout seul au monde. On y revient.
C’est en t’écoutant que j’ai compris aussi qu’il ne fallait pas quitter ceux qu’on aime pour aller faire tourner des ballons sur son nez.
Alors que je me destinais à devenir photographe, courbée par en avant, l’œil dans le viseur à cadrer la vie et à choisir la lumière en silence, tu m’as ouvert la porte du Studio 24, le studio de Paul Boutet, dont plus personne ne sait qui il est. Paul Boutet, philosophe, agronome qui a collaboré à de nombreuses émissions cultes de Radio-Canada.
Tu m’as ouvert la trappe. La trappe à parler, la trappe à bonheur, la trappe au devoir d’être honnête, authentique, respectueuse de ceux qui écoutent. Parce que tu t’interdis la feinte. Avec toi, pas de faux-semblants, de maquillage, de belles robes. Avec toi, personne ne le sait ni ne s’en offusque quand tu portes un t-shirt de Gerry ou de Céline. Mais on devine tout le reste, on le sait quand tu lis, quand tu ne crois pas en ce qu’on te fait dire. Même les jours de revers, malgré tes efforts, quand on te connaît bien, on perçoit ta peine ou ton désarroi juste là au bord de ta voix.
Depuis, on ne se quitte plus. Je ferme souvent les yeux pour t’écouter et aussi quand je te prête ma voix, à moi. Je t’écoute pour voir. Sans image. Sans texte ni sous-titres. Que le son, rien qui bouge. Tu te tiens bien debout toute seule. Tu n’es pas un passe-temps, un loisir à faire en attendant.
Dans sa chanson intitulée Ma radio, la Grande Sophie parle de toi:
… celle qui ne s’essouffle jamais au cœur des insomnies
perchée sur un meuble, dans un taxi, une épicerie
la radio, ma radio
celle qui donne l’heure au temps passé, me plonge dans le présent…
En effet, tu ne t’essouffleras pas, je le prédis. Je te connais, tu ris. Tu vois venir le jour où, en panne d’électricité depuis plusieurs semaines pour cause de verglas, nos téléphones et nos tablettes seront à plat et que pour savoir où trouver de l’eau, les allumettes et le bois, on te ressortira le transistor.
… le visage que j’imagine n’est peut-être pas le tien
mais la radio, ma radio
alimente mon imaginaire, a construit un château
elle est là, c’est elle qui m’accompagne
elle respire, je l’entends grésiller
elle m’appelle, j’adore quand elle me parle
des mots, des airs, des histoires à la radio…
Devant mon écran, à cet instant, je ferme encore les yeux et cherche tes voix dans mes souvenirs. Elles surgissent pêle-mêle, bêtes de radio: Jacques Proulx, Jean-Pierre Coallier, Jacques Matti et Hélène Fontaine, Frenchie Jarraud, Michel Desrochers, Jacques Houde, Lizette Gervais et Andréanne Lafond, Lise Payette, Guy Mauffette, Myra Cree, Gérard-Marie Boivin, auxquels s’ajoutent ceux qui sont venus plus tard et qui viendront encore.
Il y aura toujours en ton sein des voix passionnées, dévouées et belles à entendre, pour dire, toucher, écheveler, et pour donner à penser. Il y aura toujours, de l’autre côté, des auditeurs boulimiques de savoir, joyeux mais solitaires, pour qui tu resteras encore et toujours cette précieuse amie imaginaire.
Écoute, pas juste pour voir.