Sur mesure

Roulez, souvenirs

Les eaux ont bien monté cette année. Le quai a disparu sous ses flots. Elles ont débordé sur mes souvenirs d’enfance. 1974. On disait que si un jour le barrage de Carillon venait à céder, les eaux envahiraient le village jusqu’à la forêt. C’était ma menace nucléaire à moi. Le dimanche, quand ma mère était de fonction aux Filles d’Isabelle, rassemblement de bonnes dames dévouées qui annuellement faisaient un pèlerinage à Cap-de-la-Madeleine, mon père, qui lui était prof en électrotechnique et fasciné par l’hydro-électricité, m’emmenait faire un tour de char jusqu’à Carillon, autant dire Tchernobyl mais avant le désastre. Il y faisait toujours gris. Tout était de béton. Et peut-être qu’un jour, ça céderait.

Pour s’y rendre, on traversait la pinède d’Oka. C’était bien avant les combats anti-golf et pro-protection du territoire mohawk. Bien avant aussi que notre chère mère la terre ne devienne un parking à roulottes cheaps éclairées d’affiches néons proposant des cigarettes à bas prix, souvent même pas roulées. Le collège La Mennais et le Camp Notre-Dame donnaient sur le lac. De petites maisons, trois saisons, semblaient sorties d’un film des années 1940. D’ailleurs, c’était le cas.

Après la réserve, qui n’en était pas une, mais ce serait trop long de tenter une explication, ça fait bien 300 ans qu’on s’y frotte en vain, il fallait tourner à gauche pour aller voir les couchers de soleil de Pointe-aux-Anglais. Des gens de mon village y avaient un chalet… à 5 kilomètres de chez eux. Il n’y avait qu’une seule rue à Pointe-aux-Anglais. Arrivé au bout, mon père entrait dans le «driveway» du curé, faisait marche arrière et on revenait sur nos pas tout simplement. Je n’ai jamais compris pourquoi le curé habitait une vraie maison et pas un presbytère. Mystère. 

Saint-Placide. Fief d’indépendantistes qui arborent encore à ce jour de beaux grands drapeaux du Québec au-devant de leur demeure. «C’est ici qu’il habite, Gilles Vigneault», me dit mon père. J’avais 7 ou 8 ans et j’apprenais que Vigneault avait une maison, une auto, une pelle, une tondeuse, des poubelles, et qui plus est, était mon presque voisin. Un choc.

Saint-Placide, refuge discret de notre Gilles national. Les rues y sont si étroites «qu’on ne rencontre pas». C’est chacun son tour et la priorité est aux piétons.

«Excusez, savez-vous où il habite, Gilles Vigneault?» «Euh non… pas vraiment.» Une armée de villageois complices et protecteurs. Je n’ai su que bien plus tard, une fois devenue animatrice, complice et protectrice à mon tour, où était la maison du poète qui n’a pas les pieds dans l’eau. Chaque fois que j’y passe, je pense à mon père qui, lui, n’a jamais su.

Après avoir marché, pour rien, sur la rampe du barrage, on reprenait la route. Saint-André-d’Argenteuil, et puis le rang Saint-Jean vers Saint-Benoît. En décembre 1837, les patriotes, ils étaient près de 500, y ont subi des actes de grande cruauté des hommes de Colborne. Le village a été réduit en cendres. C’est là que Claude Léveillée a posé ses pénates, son piano et ses outils. Sa maison de pierres et de bois faite de ses mains à partir de matériaux récupérés sur les vestiges du village portait l’histoire en colombage. Il était fier de montrer le mousquet d’un patriote retrouvé dans un grenier de Saint-Benoît et qu’il avait accroché au-dessus de la cheminée. Mais ça, je ne l’ai su que bien plus tard. Lors de nos balades du dimanche, mon père, dont la chanson préférée était Frédéric, me disait : «Regarde là-haut, tu vois la tour du château? C’est là qu’il habite, Claude Léveillée.» On ne voyait qu’elle, la tour, celle qui en effet donnait à la maison de Claude des allures de château qui n’en était pas un. Mais ça, mon père n’y aurait pas cru.

À Oka, de la maison familiale jusqu’au lac, il n’y avait que deux rues. Juste assez pour que nous puissions nous vanter d’habiter le petit Westmount, qui portait ce nom non pas en raison de sa situation géographique, puisque ce quartier est à l’est du village, mais parce que ses habitants n’y venaient que l’été en vacances – leurs résidences principales étaient à Ville Mont-Royal, Outremont et Westmount.

J’allais très souvent m’asseoir à la descente de bateaux de la rue Saint-André, coin Saint-Sulpice, au bord du lac des Deux-Montagnes, avec vue sur le parc national, sur Hudson et sur Vaudreuil. Par temps gris, on entendait le sifflet du train de Como. Inlassablement, ma mère répétait: «Le train siffle, y va mouiller…» On y allait rarement, et encore, que l’été par le traversier.

Mon père m’avait dit que Félix habitait là, juste en face, à Vaudreuil-sur-le-Lac. Droit devant. Mais je ne voyais rien que des arbres. Le lac est si large. Il y avait une grosse maison de pierres, une maison canadienne. Ça ne pouvait qu’être celle-là. Pendant des années, j’ai fixé la maison de pierres en pensant à Félix… qui n’habitait plus là depuis 1966… Nous étions en 1970. Pendant tout ce temps, j’ai regardé pour rien. Je n’ai su que bien plus tard que Félix avait habité une petite maison modeste, maison de briques en bord de route, longtemps abandonnée à son sort, jusqu’à ce qu’elle soit réhabilitée en Maison Félix-Leclerc*. Très joliment restaurée, elle fait office de musée et on y présente aussi des spectacles pendant la saison estivale. Mais ça, mon père ne l’aura jamais vu.

Y a des tours de char et des détours de char qui peuvent avoir des incidences insoupçonnées. Roulez donc manège jusque vers Le Mouton noir de Val-David, Le Beat & Betterave de Frelighsburg, l’église Emmanuel de Cowansville, le Zaricot de Saint-Hyacinthe, le Moulin Michel de Bécancour, Le Patriote de Sainte-Agathe, l’Ange Cornu de L’Assomption, Tadoussac… Roulez donc jusque vers le garage du père de Fred Fortin, le café de la vieille forge de la famille Côté à Petite-Vallée…

On se croisera sans doute entre deux coups de rame. Allez, je vous laisse. Je pagaie jusqu’aux Francos.

*Maison Félix-Leclerc, 186, chemin de l’Anse, Vaudreuil-Dorion, maisonfelixleclerc.org