Il n’était pas encore dix heures. Les draps d’un blanc immaculé claquaient au vent, telles les laizes d’un grand voilier. Ça bourrasquait fort en contrebas. On ne se soucie pas de nos tignasses à Petite-Vallée. La nature décoiffe sur la Longue-Pointe. On vit sur la mer été comme hiver. Faut être fait fort pour regarder dans les yeux le temps qu’il fait par là.
Il n’était pas encore dix heures, je m’en souviens très bien. Plume, assis à la grande table chez Denise, faisait dos à la mer mais face à Vigneault. Nous étions huit lève-tôt à manger des œufs-jambon et à parler chanson. Plume dit: «Trenet c’est le plus grand, non?» Vigneault répondit: «J’suis ben d’accord avec tôa. Prends La folle complainte, c’est un pur chef-d’œuvre. Les jours de repassage, dans la maison qui dort, la bonne n’est pas sage, mais on la garde encore. On l’a trouvée hier soir, derrière la porte de bois, avec une passoire, se donnant de la joie.» Éclats de rire.
Fannie, qui chantait divinement la veille au soir sur la scène de Grande-Vallée, nous propose encore du café. Comme si ça allait de soi. On entend le craquement des berçantes dans la cuisine. Des touristes, les yeux écarquillés, faisant mine de trouver ça normal, mangent en silence. Attention, quelqu’un ouvre la porte. Ça souffle.
— Avez-vous vu Dan?
— Il doit être avec Alan, ils sont allés chercher Piché à Gaspé. C’est Marie-Claire qui me l’a dit en rentrant de sa marche. Elle venait de croiser Bori qui partait faire son jogging et qui en profiterait pour ouvrir la porte à Mathilde qui attend Forestier pour commencer l’atelier.
Louise est toujours à l’heure. Elle devait ce matin-là retourner au CLSC – l’urgence la plus rapide au Québec – pour le truc qu’elle a reçu sans fracas dans l’œil, pendant le souper de homard d’hier. Sans doute un microscopique éclat de pince. C’est survenu juste après qu’elle eut soigné Émilie… Dubreuil… nulle autre. Émilie qui, dans des circonstances que je ne dévoilerai pas ici, avait le dos déchiré de garnottes.
Voisine de Yann Perreau, je logeais au chalet de l’épicier Lebreux qui habite en ville, enfin, je veux dire à Petite-Vallée, dans la forêt au bord d’un lac paisible à l’abri du vent. Ça repose. Là-bas, donc, au chalet, ne trouvant pas de trousse de premiers soins, Louise a pressé un citron sur les plaies d’Émilie qui, malgré son courage légendaire, n’a pu retenir un retentissant cri de douleur. Les joncs du lac ont plié. Dis que tu t’en souviens, collègue chroniqueuse, dis surtout que tu ne m’en veux pas de raconter l’histoire ici.
Pendant plus de dix ans, en bande radio-canadienne, nous nous sommes rendus jusqu’en Gaspésie pour faire résonner sur tout le pays les échos de Petite-Vallée, la force de notre chanson et de ses créateurs ainsi que les réalités gaspésiennes. Nous remplissions notre mission avec passion, proposant des émissions en direct où on découvrait les si jeunes Tricot Machine, Catherine Major, Stéphanie Boulay et tant d’autres qui sont aujourd’hui la force belle de notre culture.
Des émissions en direct au cours desquelles tout pouvait se passer: un concours de dégustation de pets de sœur avec pour juge Daniel Lavoie et Marie-Christine Trottier, des délires de rires infinis, des confidences, la création de versions inédites. On pouvait arrêter une entrevue et faire sortir tout le monde sur la terrasse, pendant que je décrivais tout ça en ondes, parce qu’une baleine passait par là. Nos techniciens, en arrivant le matin, installaient des micros sur la grève pour que partout les auditeurs entendent les vagues. Émilie y faisait de merveilleux reportages.
Et puis le soir, j’animais les spectacles, mémorables spectacles. Je me souviens de l’hommage à Paul Piché, avec sur scène tout ce que vous pouvez imaginer de chanteurs québécois, qu’on a dû commencer avec une heure de retard parce que Paul n’avait pas fini de souper. Je me souviens de Daniel Boucher qui chante pour la première fois La désise, seul à la guitare, de Bernard Adamus qui casse la Rue Ontario pendant que le batteur Berger tape le rythme sur une échelle avec un marteau. Je me souviens d’Alexandre Désilets qui fait ses vocalises en faisant les cent pas en coulisses et qui me jette par terre. «Bonjour, moi c’est Monique», «Moi, c’est Alexandre». Et puis un jour, les coupes ont mis fin à ces productions radiophoniques.
J’y suis retournée de mon propre chef, en silence, pour revoir madame Brousseau, les parents de Louis-Jean, ceux de Marie-Pierre et Ti-Bass et toute la famille. Pour me bercer dans la cuisine. La dernière fois que j’ai vu Alan, c’était à Pigalle un vendredi après-midi de décembre. Il rencontrait Dick Annegarn pour l’inviter à Petite-Vallée, comme il l’avait fait quelques années auparavant avec Michel Fugain.
Ce matin (mardi 15 août), en voyant les images de la Vieille Forge en flammes, j’ai répété, répété, répété en fixant mon téléphone: «Non, non, non, c’est pas vrai… non, je le crois pas… non, ah non…» Et puis la gorge serrée, j’ai senti en moi comme un geyser de souvenirs sur le point d’éclater. Tout me revenait en vrac, sans distinction chronologique. J’ai effacé le texte que je devais envoyer à notre rédacteur en chef et me suis remise au clavier pour eux, pour les amis de Petite-Vallée, pour la chanson qui brasse par là, pour les souvenirs qui sont partis en fumée. Les optimistes diront que ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. Bien sûr. Mais regardons la fatalité dans les yeux, ne serait-ce que pour lui faire comprendre qu’elle nous fait chier de temps en temps. Bien sûr qu’on va rebâtir, qu’on sera là plus que jamais.
Pendant que j’écris ces mots, Daniel Boucher publie un appel sur sa page Facebook. Avec son autorisation, je vous en propose quelques extraits:
Parce qu’on est tous passés par là…
À l’autre bout du monde, entre la mer et les montagnes, caché comme le trésor qu’il est, le Théâtre de la Vieille Forge de Petite-Vallée a été, depuis 35 ans, l’incubateur d’un tas de carrières…
Heureusement pour nous, ce village est peuplé de guerriers qui savent se relever coup après coup: par amour pour la chanson, par amour tout court, ils se sont toujours relevés. Toujours… Alors, nous aussi, par amour, par respect, par devoir, soyons solidaires et aidons-les à se relever. Parce que relever Petite-Vallée, c’est un peu relever le Québec au complet.
Réagissons et soyons créatifs.
– Daniel Boucher
Depuis la rédaction de cette chronique, alors que la Vieille Forge fumait encore, il a dû s’en passer des choses. Il y a des maisons où les chansons aiment entrer, disait Félix. Cette phrase, on la lisait chaque fois qu’on entrait dans la Vieille Forge. Rebâtissons la maison, on en a tous bien besoin.