Sur mesure

À mourir pour mourir

Vous avez vu tout le tintamarre qu’on fait autour de l’anniversaire de la mort de Barbara? Mathieu Amalric a réalisé un film dans un film qui n’est pas un biopic, mais l’histoire d’un gars qui aimerait faire un film sur la vie de Barbara et qui, au final, ne le fait pas. Le pianiste classique Alexandre Tharaud, admirateur inconditionnel de Barbara, propose un magnifique album de reprises avec entre autres Vanessa Paradis, Jane Birkin, Dominique A, Radio Elvis. Il a aussi monté un spectacle intitulé Vaille que vivre avec la comédienne Juliette Binoche qui récite les textes de Barbara. Et Bruel, le premier, et Depardieu le grincheux. Et combien de livres édités. Et une grande exposition qui lui est consacrée à la Philharmonie de Paris. Et je m’y mets aussi en réunissant sur scène, pour reprendre ses chansons, quelques-uns de ses enfants de musique: Catherine Major, Alexandre Désilets, Jorane, Ludo Pin, Marie-Thérèse Fortin et Robert Charlebois, qui a écrit pour elle Le piano noir (Quand je serai morte/Enterrez-moi dans un piano/Noir comme un corbeau).

Barbara s’est éteinte le 24 novembre 1997. Elle a été emportée – on nous l’a caché jusqu’à tout récemment – par un empoisonnement dû à de bien criminels champignons congelés, décongelés, recongelés, et ainsi de suite… jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils auront eu raison d’une femme qui pourtant avait combattu de bien plus cruels adversaires. C’est tellement con. Non, mais franchement, ça ne ferait même pas une jolie chanson.

Ses ennemis, fussent-ils son père agresseur ou les nazis, elle n’a cessé de les fuir dans la création. Monique Serf, juive née à Paris en 1930, avait 9 ans au début de la guerre et 10 ans et demi quand elle a voulu porter plainte contre son géniteur devenu incestueux, mais personne ne l’a écoutée, apprend-on dans ses mémoires qui portent le titre Il était un piano noir: «J’ai de plus en plus peur de mon père. Il le sent. Il le sait. […] Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur. Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire. Parce qu’on les soupçonne d’affabuler. Parce qu’ils ont honte et qu’ils se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur. Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret. […] Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps après.»

Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik écrit dans Les vilains petits canards (cité dans le cadre de l’exposition parisienne): «Par quel mystère Barbara a-t-elle pu métamorphoser sa meurtrissure en poésie? Quel est le secret de la force qui lui a permis de cueillir des fleurs sur le fumier? Après les deux fracas de l’inceste et de la guerre, il a bien fallu que la grande fille mette en place quelques mécanismes de défense: étouffer sous ses pas les voix du passé qui la hantent, renforcer la part de sa personnalité que l’entourage accepte, sa gaieté, sa créativité, son grain de folie, son aptitude à provoquer l’amour. On ne peut pas être celle qui n’a pas été, mais on peut donner de soi ce qui rend les autres heureux. Le fait d’avoir été blessée la rend sensible à toutes les blessures du monde et l’invite au chevet de toutes les souffrances.»

Elle disait avec pudeur: «Je m’en suis sortie parce que je chante.»

Sur ses miroirs de loge, elle affichait les mots suivants: «J’ai peur, mais j’avance, j’ai peur, mais j’avance, j’ai peur, mais j’avance.»

Tu ne te souviendras pas/De mon visage, de mon nom/Les marionnettes d’ici-bas/Font trois petits tours et puis s’en vont.

Elle a fait pourtant de bien grands petits tours. Elle savait bien l’impact qu’elle avait sur son public éperdu d’amour pour elle. Ses dernières scènes arpentées par elle, dès le matin, se couvraient de milliers de roses au dernier rappel. Le public, sa plus belle histoire d’amour, ne voulait pas la quitter. Les ovations ne s’achevaient que tard, très tard, longtemps, très longtemps après les spectacles.

Était-elle à l’image de son image? Sombre, torturée, grande dame brune, triste, porteuse d’un passé qu’elle aurait préféré oublier comme elle semblait du moins le chanter?

Fourrures, lunettes fumées des sixties, hauteur et distance pour se donner un genre, silence et mystère sous les flashs. Grands gestes d’aigle noir pour aller de la cour au jardin, intensité, regards vifs, timbre franc à la scène. Pourtant, elle était, dit-on, drôle, sautillante, légère, accessible, parfois cinglante, mais toujours généreuse.

Qui parlerait encore d’elle si on ne soulignait pas le 20e anniversaire de la mort de Barbara? Sans doute quelques refugiés demandeurs d’asile poétique, rescapés d’un naufrage culturello-33 tours ou théâtreux nostalgiques du sacré et d’une époque révolue où on ne se souciait pas du petit quotidien des artistes qui n’étaient pas des stars. Selon les jours, je suis de ces trois-là. Il suffit que je distingue trois notes du début de Drouot pour retomber en mélancolie, mais surtout en admiration.

Dans les paniers d’osier de la salle des ventes
Une gloire déchue des folles années 1930
Avait mis aux enchères, parmi quelques brocantes
Un vieux bijou donné par quel amour d’antan 

[…]

Le marteau se leva, dans la salle des ventes
Une fois, puis deux fois, alors, dans le silence
Elle cria: «Je prends, je rachète tout ça
Ce que vous vendez là, c’est mon passé à moi» 

[…]

Hagarde, elle sortit de la salle des ventes
Je la vis s’éloigner, courbée et déchirante
De ses amours d’antan, rien ne lui restait plus
Pas même ce souvenir, aujourd’hui disparu…

Oui, madame, c’est du texte! Et encore, je n’ai reproduit que trois des dix couplets de cette chanson sans refrain! Lalalonlère!!!

En 2000, trois ans après sa mort, ses héritiers ont vendu aux enchères à Cheverny son piano noir, ses vêtements, ses partitions annotées, préemptés par le ministère de la Culture de France qui promettait la création d’un Musée de la chanson française qui se fait toujours attendre.

Il reste à ceux et celles qui ne la connaissent pas plus de 100 chansons à écouter les yeux fermés, et aux autres comme moi à retomber en mélancolie et en admiration éternelle.