La neige assourdit la ville l’hiver. Nos pas, dans la ouate encore blanche d’une saison encore jeune, ne s’imposent pas. Ils vont modestement l’un devant l’autre en direction du printemps qui viendra inéluctablement comme il le fait tous les ans. Cet automne – est-ce moi? – m’a paru long, lent, plus lent qu’avant. Je l’aurais voulu sans fin. Il marchait à mon rythme. Je l’ai aimé plus que les autres, silencieux, doux, coloré. Je l’ai aimé comme on aime une chanson tant de fois écoutée, sans s’en lasser, et dont on découvre avec les années qu’elle recèle quelques trésors cachés, des doubles sens insoupçonnés.
Cet automne, j’ai lu Leonard Cohen, je l’ai vu au musée, sur le silo, j’ai tout su de sa vie, j’ai interviewé sa biographe, regardé des archives sur YouTube, écouté ses chansons chantées par lui, par Sting et même par Courtney Love. Je l’ai salué en levant les yeux sur la façade du 1420 Crescent ou sur celle du Cooper de la rue Saint-Laurent.
Cette année, j’entre en hiver, soumise devant le grand blanc, le dos un peu courbé pour faire face au vent, les mains dans les poches. Comme Cohen quand il déambulait à l’ombre du mont Royal. Cohen, c’est mon automne. Sera-t-il mon hiver, ce poète mélancolique du mal-être et du dépit amoureux?
Non pas que je sois dans cet état. Pour ne rien vous cacher, ce serait même plutôt le contraire. Je constate seulement que toutes ces commémorations du premier anniversaire de son décès ont été, et continuent d’être, comme autant d’occasions de regarder Leonard dans les yeux et de nous lover chaudement au creux de sa voix.
La voix de Cohen. Ses mots, évidemment. Sa musique, il va sans dire. Mais sa voix. Comme celle de Félix. Celle du père, grave. Une voix qui résonne dans les basses, qui fait vibrer le plexus de celui qui écoute. Cohen poète en quête, poète inquiet, émetteur néanmoins d’un mantra rassurant.
Il ne les aurait trouvés, dit-on, que sur le tard, cette voix et ce souffle. La voix de la réflexion, des questions restées sans réponses, du temps qui passe. La voix du silence, de l’aquoiboniste, de celui «qui dit toujours à quoi bon», comme chantaient Jane et Gainsbourg, avec qui il avait quelques accointances.
Cohen, le jeune, chantait avec sa tête, d’une voix de gorge, de nez. Et puis à force d’écueils, les cordes se sont nouées aux douleurs, à la cigarette qui jamais ne s’éteint, aux nuits sans fin, aux amours sans lendemain. Aller au fond de la caverne et attendre d’entendre la résonance.
Chercher, marcher, espérer un écho. Chercher en marchant d’un pas lent le juste milieu entre l’enfer et le paradis. Juste la vraie vie. Et Cohen. Se faire entendre de par le monde, par tout le monde, et chercher le silence près de Bouddha aux côtés d’un maître zen japonais, Sasaki Roshi.
Son nom de moine bouddhiste, Jikan, signifiait «le Silencieux». Paradoxal, pour un artiste qui, dans son album de fin d’études, avait inscrit à la rubrique «ton rêve»: «Devenir le plus grand orateur au monde». Paradoxal aussi, pour un descendant d’Aaron, frère de Moise, un Kohen (signifiant «dévoué» en hébreu), qui a chanté Hallelujah et I’m ready, my Lord.
Peut-être y a-t-il dans les silences entre les mots autant que dans les sons, dans les souffles sentis que dans les cris. MAIS IL NE FAUT SURTOUT PAS SE TAIRE. Il faut aussi ÉCOUTER, je l’ai écrit souvent ici. Valérie nous a appris cette année que les sourires aussi ouvraient plus de portes que les gueules tirées sur la réalité pourtant souvent si cruelle.
Vous connaissez l’histoire de cette gérante véreuse, ex-amoureuse, qui a profité de son exil de quelques années au monastère bouddhiste du mont Baldy, au sud, près de Los Angeles, pour l’escroquer? Des millions qu’il avait accumulés en 40 ans de carrière internationale, il ne restait r.i.e.n. Aussi bien dire rien de son passé, de son présent, mais surtout de son avenir.
«La paix vient quand vous renoncez à sa quête», disait Leonard Cohen. Tout le monde le sait. Elle est là, à portée de main. Tout tient à votre attitude face à une situation donnée. Il y a une fissure, une brèche en chaque chose. C’est par là qu’entre la lumière. Pour se refaire, il a pris la route de la planète et fait une tournée aussi nécessaire que triomphale.
You tell me that silence
Is nearer to peace than poems
But if for my gift I brought you silence
(For I know silence)
You would say
(This is not silence This is another poem)
And you would hand it back to me
Cohen aura été mon automne, mon père défunt qui ne fut jamais vieux, celui qui monte la garde avec ses forces et ses faiblesses, mais surtout avec ses silences, ses hésitations, son débit lent comme ses pas. J’avais envie de ça. Besoin peut-être.
Quand le bruit est incessant, je me retire ni très loin ni très longtemps. Il m’arrive de fermer les écoutilles. Quand le bruit des horreurs devient assourdissant, je dis: «Chérie, et si on allait élever des chèvres en Estrie?»
L’année s’achève… encore. Il me semble que les années s’achèvent souvent. La prochaine sera paire. Paire, donc positive? Impaire, négative. Je cultive depuis l’enfance cette théorie bizarre et venue de nulle part qui veut que le sud soit positif, alors que le nord soit négatif. Les années paires positives, les impaires négatives. C’est à n’y rien comprendre, c’est comme ça.
Je pars me taire pour quelques jours. Pas très loin, mais juste assez.
Allez, bonnes fêtes de fin d’année!
Merci Monique pour cet hommage à Cohen!
Comme il aurait aimé lire ce texte si suave.
Heureuses Fêtes à vous!