Sur mesure

La dame verte

Tous les jours on la voyait aller, on ne savait où, à l’épicerie sans doute, à la poste peut-être. La dame verte habitait tout à côté de la caserne de pompiers qui ne servait que très rarement. Heureusement, parce que les pompiers volontaires – c’est ainsi qu’on les appelait –, bien que très volontaires, n’étaient ni très nombreux, ni très pompiers au demeurant.

Elle venait d’on ne sait où, ce qui est, il faut le dire, assez rare dans un village de quelques centaines d’habitants. Ou tu viens de là, de génération en génération depuis Kateri Tekakwhita, ou le curé a déjà raconté l’histoire de ta famille de maison en maison dans sa visite de paroisse. «Marthe, la jumelle Léger, va marier un nouveau. Y vient de la ville, mais c’t’un bon gars, y va entrer dans les Chevaliers de Colomb et y veut être pompier…»

Mon père était un homme volontaire.

Quel âge avait-elle la dame verte? Comment s’appelait-elle? Sa maison était si petite qu’on se demandait comment elles pouvaient y tenir à deux. Parce que ça, on le savait, forcément. Elles étaient deux. Elle habitait avec sa sœur, qui ne lui ressemblait en rien, mais alors en rien du tout. La maison était toute mini, on dit maintenant micro, blanche avec au-dessus de la porte d’entrée un tout petit toit en fibre de verre verte ondulée… Vous voyez ce que je veux dire, de la fibre de verre verte ondulée?

D’ailleurs, et voilà un élément-clé du mystère, la dame était elle-même toujours verte. Enfin, pas elle en propre, mais tous ses vêtements: des chaussures au chapeau, des gants au foulard, tout était vert. Elle ne portait que du vert, encore du vert, toujours du vert. Certains se souviendront, j’espère, de deux personnages hautement colorés de notre histoire culturelle, Nestor et la Poune. Alors, imaginez un joyeux mélange des deux, au chapitre de l’apparence. La couleur de cheveux de Nestor et la coupe de la Poune. C’était seyant et du plus bel effet sur un joli kit vert 7Up, ou mieux, vert voiture anglaise MG ou Jaguar. Le chic du chic, le fin du fin. Vert, quoi.

Cette dame verte occupe mon esprit depuis des décennies. Étais-je la seule petite âme du village à la regarder avec tant de curiosité? Pourquoi cette petite dame, cette petite maison, cette petite vie verte? Et sa «sœur»? On n’a jamais entendu le son de sa voix, ni la sienne, ni celle de sa sœur d’ailleurs. Ni bonjour-hi, ni oui, ni non, ni au revoir et merci. Pas de sayonara ni de danke schön non plus, rien, jamais rien. Que des pas, clac-clac-clac, des pas dans une rue qui mène à une autre rue qui mène à l’épicerie, à la poste, éventuellement au lac et à l’église bien sûr. On l’a rarement vue à la messe, tiens. Et quand elle y venait, on ne l’entendait pas dire à voix haute comme tout le monde ni le Notre Père ni amen à la communion. C’est simple, elle ne communiait pas. Il n’y avait pourtant que les divorcés qui ne communiaient pas dans le temps et peut-être les sœurs qui n’en étaient pas pour vrai.

J’ai entendu le président Macron clamer dans son éloge funèbre à Jean d’Ormesson, qui ne manquait pas de vocabulaire… de son vivant: «Il était trop conscient des ruses de l’histoire pour se navrer des temps présents.»

Cette inspirante affirmation devrait me rassurer. Je travaille en effet à ne pas me navrer des temps présents parce que l’avenir va être long longtemps. Bref, on disait et on dit encore légerte, le monde sont et ça l’a. Tant pis. Ma dame verte était légerte, c’est presque poétique. Ou alors, je devrais dire: ma dame en vert était légère… Voilà qui est beaucoup plus joli.

Quoi qu’il en soit, ça ne résout pas l’énigme qui m’obsède depuis le début des années 1970. Qui était la légère dame en vert, sans voix, sans passé, cachant son présent et sans avenir?

Ma mère avait pour toute réponse à ma question «pourquoi elle est toujours habillée en vert, la madame?»: «Elle a fait un vœu.»

Oh là là! Ça se complique.

«Elle a fait un vœu??? Et elle s’habille en vert à cause de ça?»

Je comprenais encore moins:

— Mais oui, elle a fait une prière, elle a demandé une faveur, elle a fait un vœu.
— Mais à qui?
— À Dieu, voyons!
— Mais elle ne parle pas quand elle va à l’église…
— Elle l’a fait en silence dans son cœur et elle a fait la promesse de s’habiller en vert pour le reste de ses jours si sa faveur était exaucée.
— Donc son vœu a été exaucé? Mais c’était quoi son vœu? Et qu’est-ce que ça apporte à Dieu que la dame s’habille en vert jusqu’à sa mort?

J’avais 8 ans et ça me taraude encore cette histoire d’une inconnue qui ressemblait à Nestor et dont personne ne se souvient, qui n’a laissé d’autres traces que ces quelques lignes dans le numéro de janvier 2018 d’un magazine culturel vachement branché.

Au moment de les écrire, ces lignes, on enterre la dernière des idoles. Un enfant abandonné par ses parents, un éternel adolescent chanteur hurlant, baroudeur tatoué, qui ne parlait pas beaucoup lui non plus mais de qui on savait tout des menus détails de la vie. Il avait pour devise: «Soigne ton entrée, soigne ta sortie et entre les deux, fais ce que tu veux.»

C’est à elle que je pense aujourd’hui, à ma dame verte dont on ne saura jamais par où elle est entrée, par quelle porte elle est sortie et ce qu’elle a fait entre les deux.

C’est assurément pas donné à tout le monde d’être Johnny.