Il m’arrive de me réveiller avant le soleil qui, lui, dort assurément trop longtemps à cette époque de l’année. Le plus souvent, j’émerge vers 4 heures. Quand l’espoir d’une nuit complète s’évanouit, quand le sommeil a tout de même fait à peu près son boulot, et pour ne pas laisser mes neurones partir en vrille et que je me mette à refaire le monde en pyjama, j’écoute la radio. Discrètement, pour ne pas réveiller l’amoureuse, un tout petit écouteur glissé au creux de l’oreille, je me branche sur une appli formidable, TuneIn. Et hop! me voilà partie pour un tour.
Peut-être qu’avant d’aller plus loin dans la rédaction de mon récit devrais-je, comme Cindy la youtubeuse qui a publié une vidéo d’un gonflage de lèvres en échange… d’un gonflage de lèvres gratis, négocier un partenariat avec le gestionnaire de l’appli et ainsi obtenir pour cette chronique un cachet conséquent, sonnant et trébuchant. Ou mieux, l’utilisation d’une voiture aux couleurs de TuneIn contre des photos de moi faisant le plein dudit char. Vous aurez compris que je ne suis pas commanditée par l’appli TuneIn qui, de toute façon, est gratuite dans sa version de base, même si j’ai opté pour la version pro payante et donc sans pub, vu l’utilisation boulimique que j’en fais et mon aversion chronique des pubs à la radio.
100 000 stations de radio!!! J’ai accès à 100 000 stations de radio dans mon téléphone à 4 heures du matin, à des millions d’émissions et de podcasts. Il faut d’abord choisir son genre, musique, actualités, sports, mais ça, ce n’est pas mon truc, ou alors choisir une langue ou un pays. Cette opulence est vertigineuse. Je vous accorde que je n’écoute jamais la radio en azéri, ni les émissions-débats en gujarati, ni les émissions d’humour en ouzbek.
Pas plus que les 17 radios de l’Azerbaïdjan. Écouter cependant Whitney Houston sur la radio Retro 895 de Reykjavik peut être assez tripatif. Rouler sur la 20 en pleine tempête en écoutant la radio thaïlandaise aussi… En un clic, on peut même enregistrer ce qu’on écoute ou reculer pour être bien certain d’avoir capté correctement le propos. La Rolls-Royce des applis, je vous dis.
Le plus souvent, au milieu de la nuit, alors que nos radios locales diffusent de la musique en continu ou des tribunes téléphoniques post-défaites du Canadien, je choisis, dites-moi que ça vous étonne, la radio publique, celle qui cause, la BBC et Radio-France, particulièrement France Culture. La grande table, Les pieds sur terre, Les chemins de la philosophie. J’aime me faire bercer par des voix jolies qui finiront bien par leurs ronrons à m’endormir. La première fois que nous nous sommes rencontrés, Les chemins de la philosophie et moi, il était précisément 4 heures. L’animatrice Adèle Van Reeth, qui connaît visiblement son sujet, proposait le premier de quatre épisodes d’une heure autour du thème Qui a tué Socrate? À cet instant, je me suis dit là que notre relation ne durerait pas, ou plutôt si, qu’elle durerait longtemps en remplissant assurément sa soporifique mission. Eh bien non!!! Je ne me suis jamais rendormie.
Et depuis, toutes les nuits à 4 heures, me v’là réveillée pour connaître la suite. L’histoire de Socrate, mais aussi celle racontée dans Sartre, L’être et le néant… en quatre épisodes.
Je sais que je peux les écouter en rattrapage, en podcast, mais ce que je veux, c’est du vrai, du cru, du direct, une messe, quoi. Je veux être là, pas toute seule, mais avec d’autres qui écoutent la même chose que moi en même temps que moi.
Nous avons atteint un sommet, Les chemins de la philosophie et moi, grâce à la série La chanson populaire (Claude François, l’art de la simplicité; David Bowie, mourir sur scène; Chanter pour crier l’injustice; et Julien Doré, vous et lui). Invitée à l’émission, Jeanne Proust, prof de littérature et de philosophie à l’Université de New York et auteure de Sentiment d’injustice et chanson populaire, cite son homonyme, Marcel Proust (l’histoire ne dit pas s’il existe un lien de parenté entre eux). Cet écrivain qui, depuis un siècle, nous fait chercher le temps perdu qu’on ne trouve jamais, avait donc une opinion sur la chanson populaire.
«Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu’elle s’est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu’elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l’histoire de l’art, est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l’amour, de la mauvaise musique n’est pas seulement une forme de ce qu’on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c’est encore la conscience de l’importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d’un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses… Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme un village. Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci.» – Marcel Proust, Les plaisirs et les jours, chapitre 13, juin 1896
J’ai fermé mon appli, secoué mon oreiller, me suis levée. J’ai entrouvert la fenêtre, respiré un bon coup, me suis remise au lit – il devait être 5 heures et demie. Je me suis rendormie enfin rassurée… de ne pas avoir tout compris. C’est pour ça que je continuerai à parler de chansons, dimanche dans mon émission.
Merci madame pour ce texte, pour cette découverte, pour votre contribution à améliorer l’humeur ambiante.