Ça y est, j’ai flanché. Je me suis racheté une table tournante. Me suis d’abord prise les pieds dans un pain de maïs, deux éclairs à l’érable et un mac’n’cheese. Invariablement, c’est le même scénario: je dois, pour me rendre chez mon marchand d’électronique, passer par la boulangerie attenante. Ce lieu est bien étrange, mais aussi branché que convivial. Une fois approvisionnée en bouffe, je tourne à droite, j’avance avec mon petit sac de papier brun, entre les bougies, les verres et les serviettes de table jolies, et je retrouve enfin mon spécialiste du son, des Oled 4K, des casques sans fil, des préamplis en tous genres et des tables tournantes. Il me connaît bien maintenant, mon spécialiste du son. On se fréquente depuis quelques mois seulement, mais je lui ai tout dit de moi – du moins, ce qui lui importait. Que j’étais tel le cordonnier, c’est-à-dire si mal chaussée, et que j’avais besoin de m’équiper.
Je voyais bien dans le regard de mes invités, surtout les nouveaux, que quelque chose clochait. Je ne correspondais pas à l’image qu’on se fait d’un crack de musique. Pas d’enceintes, pas de système de son, à peine une télé de 2008 dont l’unique prise HDMI avait rendu l’âme et un poste de radio pourri qui traînait sur le comptoir de cuisine d’où pendouillait un fil en guise d’antenne… (Euh antenne: dispositif permettant de recevoir des ondes radio… Euh radio: petite boîte à roulettes et lumières dans laquelle se cachent des gens qui causent parfois les uns sur les autres, les uns des autres, ou encore les uns contre les autres. Le samedi soir et le dimanche midi, c’est moi.)
Donc il était grand temps que je m’organise le son et les images à la maison. Vous est-il déjà arrivé de vous demander ce que vous aviez bien pu faire de cet objet auquel vous aviez tant tenu, mais qui a disparu de votre vue, oui, mais comment? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire de ce sac bleu que je portais toujours en bandoulière et sur lequel j’avais dessiné une grosse fleur de lys? Je n’ai pas pu le jeter avec mes Gazelle Adidas rouges à lignes blanches et ma table tournante Technics durement gagnée… Pour dire vrai, mon père me l’avait offerte après que j’eus beaucoup, beaucoup insisté. Les haut-parleurs qui venaient avec étaient si gros qu’ils occupaient la moitié de ma chambre. On devait entendre ma musique jusque chez les Trappistes. Et je ne vous parle pas de l’ampli Kenwood dont on se vantait qu’il émette je ne sais plus combien de watts par canal. J’ai beau chercher, je ne sais plus ni où ni quand s’en sont allés ces outils qui m’étaient si précieux. Je ne sais pas non plus ce que j’ai fait de mon walkman Sony jaune à l’épreuve de l’eau, ni de mon lecteur CD portatif pour l’auto qui se branchait dans le briquet. Sans doute que tout ça a pris le bord dans un élan de ras-le-bol. Et puis de toute façon, c’était fini les vinyles. Et que dire des cassettes… Les disques compacts, c’est tellement plus pratique, on peut en mettre six dans la voiture et ça joue tout seul…
Il y a un an ou deux, après un dégât d’eau causé par un voisin célèbre que j’aime malgré tout, j’ai dû tout sortir de chez moi. J’ai alors décidé que mes milliers de livres sur la chanson et autant de CD iraient retrouver, dans un entrepôt de mémoire, des tonnes de vinyles que je ne me suis jamais résignée à donner, ou pire, à jeter ou vendre. Quand tu transformes ta passion en boulot, il se peut que tu sois éventuellement envahie par ta propre vie et l’œuvre de Serge Fiori. (Ne t’en fais pas, Serge, c’est tombé sur toi seulement pour la rime.) D’aussi loin que je me souvienne, j’ai accumulé les disques, d’abord les 45 tours et ensuite les 33. Vous dire la somme.
Aujourd’hui, je reçois par dizaines des liens qui me permettent d’écouter les albums numériques d’artistes que je découvre ou que j’invite à la radio. En un clic, les maisons de disques se délestent de leurs albums. La pochette en JPEG, le livret en PDF, les chansons sur WeTransfer, et puis vas-y ma Mo, travaille, écoute, dissèque, cherche, trouve et descends en studio les mains vides.
Les artistes, eux, arrivent à l’entrevue les yeux pétillants et tout sourire avec dans les mains, comme un trophée, un vinyle de leur album. Me l’offrent, me précisent que le disque est rose, ou blanc ou bleu et me spécifient même, tout fiers, son poids.
C’est pour ces moments-là et parce que ma blonde m’a offert L’Heptade XL et le dernier Pierre Lapointe en vinyle que je suis allée voir mon expert en son. Pour le plaisir de tout arrêter, de lever le couvercle, de mettre le disque sur le plateau, de passer la brosse pour retirer la poussière, de lever le bras de lecture et de le déposer sur la voix, la musique et les sillons. C’est littéralement par résistance que je me suis racheté une table tournante. C’est pour partir de chez moi, pour entrer chez un libraire-disquaire-confiseur-marchand de jouets et acheter un vinyle neuf.
Le premier que j’ai vu en arrivant l’autre jour dans le très fond du magasin, autant dire dans l’arrière-boutique, c’est le quatrième album de Beau Dommage, Passagers, 29,99$. «Oh là, c’est pas donné», que je me suis dit jusqu’à ce que je réalise que c’était à peine trois fois le prix d’origine en 1977, il y a 40 ans. Il fallait garder le fils de la voisine trois soirs de suite de 19h à 22h pour se payer un disque. Maintenant, plus besoin de travailler du tout, on n’a qu’à voler les chansons, voyons donc! Eh bien, non. Amis de la musique, résistons. On fait bien brouter des moutons à Rosemont. Résistons.
Je n’ai pas acheté le vinyle de Beau Dommage, je l’avais déjà dans mes cartons. Ce jour-là, je suis sortie les mains vides de chez le disquaire-etc. Mais demain, je me rendrai chez un marchand de 33 tours acheter le dernier Feu! Chatterton. Résistons.