Je ne suis pas très douée pour les blagues. Je suis incapable de les retenir, donc d’en raconter. Je n’en connais que deux que je répète tout le temps, ce qui finit par exaspérer mon entourage.
La première, je ne peux pas la raconter ici parce qu’elle est vraiment trop juvénile. Je mettrais ma crédibilité en péril. Quant à la seconde, elle est trop longue. Je n’en dévoilerai que le punch: «La cape me va à ravir, mais le béret est un peu grand…» Ah! vous voyez bien que vous la connaissez!
Bien que joviale de nature, j’aurais une défaillance du système immuno-humoristique que ça ne m’étonnerait pas. C’est moi ou depuis quelque temps, on nous en sert à toute heure, en entrée, en plat et en dessert? À l’évidence, je n’aurais pas assez d’une vie pour connaître tous les humoristes de la francophonie, surtout qu’ils semblent se multiplier aussi vite que leurs tribunes.
Mon palmarès est composé d’André Sauvé, de Lise Dion, de Florence Foresti, de Muriel Robin et de Louis-José Houde. Si jamais Fabrice Luchini est admis au panthéon, je serai preneuse aussi. Et puis, il y a bien sûr Fred, Clémence et Yvon, qui ont aussi fait de la chanson, tiens donc. Mais quand ils nous font aussi pleurer, sont-ils toujours des humoristes? L’humour est, dit-on, la politesse du désespoir. Et comme les goûts et les couleurs, il ne se discute pas.
C’est bien connu: c’est pas parce qu’on rit que c’est drôle. J’ai croisé un monsieur très, très sérieux, grave, sévère, le père d’une amie. Un politicien, régional soit, mais néanmoins cravaté, coincé, grincheux, pas rigolo du tout. Au milieu d’une phrase, on disait «prout» et il se roulait par terre de rire en se tenant les côtes, il en pleurait. Un phénomène. (Fermons la parenthèse, parce que je pourrais bien finir par vous la raconter, ma blague juvénile qui commence par: «Une fois, c’est trois gars assis sur un banc…»)
Revenons aux choses sérieuses, comme ce texte de Raymond Devos par exemple. Il m’épate, il ne me fait pas rire, mais sourire de contentement. Mon cerveau sourit. Mes neurones doivent glousser avant que mes zygomatiques s’activent.
Il y a des verbes qui se conjuguent très irrégulièrement.
Par exemple, le verbe ouïr.
Le verbe ouïr, au présent, ça fait: J’ois… J’ois…
Si au lieu de dire «j’entends», je dis «j’ois», les gens vont penser que ce que j’entends est joyeux, alors que ce que j’entends peut être particulièrement triste.
II faudrait préciser: «Dieu, que ce que j’ois est triste!»
J’ois… Tu ois…
Tu ois mon chien qui aboie le soir au fond des bois?
Il oit… Oyons-nous? Vous oyez… Ils oient.
C’est bête!
L’oie oit. Elle oit, l’oie!
Ce que nous oyons, l’oie l’oit-elle?
Si au lieu de dire «l’oreille», on dit «l’ouïe», alors:
l’ouïe de l’oie a ouï.
Pour peu que l’oie appartienne à Louis…
«L’ouïe de l’oie de Louis a ouï.»
«Ah oui? Et qu’a ouï l’ouïe de l’oie de Louis?
«Elle a ouï ce que toute oie oit…»
«Et qu’oit toute oie?»
«Toute oie oit, quand mon chien aboie le soir au fond des bois, toute oie oit: ouah! ouah!
Qu’elle oit, l’oie!»
Au passé, ça fait J’ouïs… J’ouïs!
Il n’y a vraiment pas de quoi!
Il y a encore meilleur exemple, toujours de Devos.
J’avais dit pendant les vacances j’fais rien
Rien, je veux rien faire
J’savais pas où aller
Comme j’avais entendu dire «À quand les vacances, à quand les vacances?»
J’dis «Bon, je vais aller à Caen»
Et puis à Caen, ça tombait bien, j’avais rien à y faire
Je boucle la valise, j’vais pour prendre le car
Je demande à l’employé «Pour Caen quelle heure?»
Il me dit «Pour où?»
J’lui dis «Pour Caen»
Il me dit «Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où?»
J’lui dis «Comment? Vous ne savez pas où est Caen?»
Il me dit «Si vous ne me le dites pas»
Mais j’lui dis «Mais je vous ai dit Caen»
Il me dit «Oui, mais vous ne m’avez pas dit où»
La suite serait trop longue à reproduire ici, mais je vous suggère de la trouver sur le web. Pourquoi je vous parle de Devos aujourd’hui? Par peur de l’oublier.
Il y a quelques jours, alors que j’interviewais la formidable chanteuse Camille, on a évoqué Higelin et Devos. À Higelin elle a pleuré. À Devos Camille s’est rappelé à quel point il l’avait marquée et comment son talent, son humour, son esprit faisaient appel à notre intelligence.
La dernière fois que j’ai vu Raymond Devos* en spectacle, c’était au Théâtre Saint-Denis, le 29 septembre 1998. Ça fera bientôt 20 ans. Si je m’en souviens avec autant de précision, c’est que Pauline Julien a mis fin à ses jours le 1er octobre, un jeudi… et que j’étais avec elle au spectacle de Devos l’avant-veille, le mardi, que je l’ai emmenée voir son vieil ami Devos en coulisses, que je lui ai fait comprendre du regard que Pauline était souffrante, qu’elle ne parlait plus, accablée par l’aphasie, que je l’ai ramenée chez elle rue Pontiac après la soirée, qu’on s’est saluées longuement, plus longuement qu’à l’habitude parce que je pense qu’elle avait pris sa décision pour le lendemain, et parce qu’on ne s’est plus jamais revues. C’est pour ça que je m’en souviens avec autant de précision. En fait, ce n’est pas vrai. La dernière fois que j’ai vu Devos, c’était aux funérailles de Pauline le dimanche suivant son suicide.
Il n’y avait vraiment pas de quoi rire en effet.
*Allez découvrir Raymond Devos sur le web ou en librairie. Ce génie des mots et de la scène, décédé en 2006 et à qui, depuis peu, un musée est consacré à Saint-Remy-lès-Chevreuse, ne doit pas être oublié. Et pour la même raison, allez découvrir Pauline Julien. Un hommage lui sera rendu le 8 juin aux FrancoFolies avec entre autres Klô Pelgag, Fanny Bloom, Louise Latraverse, Frannie Holder, Isabelle Blais et Sophie Cadieux.