Sur mesure

Le Spectrou

C’est ainsi qu’on désigne le site, le terrain vacant, le néant laissé par la démolition du Spectrum, salle mythique qui avait abrité jadis le cinéma Alouette qui présentait les films de Fernandel et le Club Montréal qui accueillait U2 en 1981. On ne soulignera sans doute pas le 10e anniversaire du Spectrou en 2018. Dix ans, c’est pourtant beaucoup pour un trou. Le Spectrum, œuvre de Spectra Scène imaginée par Alain Simard et André Ménard, était une salle polyvalente et multidisciplinaire de 1000 places qui allait accueillir 250 000 spectateurs et 200 spectacles par année pendant 25 ans – 5346 événements pour être précise. En 2007, l’échéance du bail emphytéotique venue, et alors que la salle avait grand besoin d’être rafraîchie, on a mis la clé dans la porte. Le 5 août 2007, c’est Michel Rivard, détenteur du record du plus grand nombre de spectacles donnés au Spectrum, soit 54, qui a éteint les lumières de la salle comme il éteignait celles de la ville dans sa chanson Schefferville. Je m’en souviens, j’y étais.

J’ai assisté à 2389 des 5346 spectacles présentés là. J’exagère à peine. De La Bottine souriante à Renaud, de Souchon à Bélanger, de Plume à Paolo Conte, de Miles Davis à Astor Piazzolla, de Buffy Sainte-Marie à Marjo, de Rivard à Séguin, de Flynn à Desjardins. J’y ai même présenté quelques shows. J’ai donc eu l’occasion de fréquenter les coulisses dont la vétusté et l’exiguïté étaient mondialement renommées. D’autres vous parleront de Metallica, de Sting, d’Iggy Pop, de Peter Gabriel, de Radiohead, de La p’tite vie, de RBO, de Samedi de rire.

Il fallait démolir vite, et que ça saute! Alors on allait entreposer les fameux rideaux noirs sertis d’ampoules blanches en attendant la réouverture… ailleurs… du Spectrum. On devait ériger en lieu et place du Spectrum bientôt, très bientôt, plus haut, plus gros, une tour à bureaux, des boutiques et puis des condos et puis… rien. La crise. Et puis 10 ans de Spectrou.

Le Spectrum a sa page Facebook, 104 amis. On peut y voir Plume live en 1985, Marjo live en 1987, le tout jeune Daniel Bélanger chanter Il fait froid, on gèle en 1993, et aussi des dizaines de photos de la démolition.

Tous les ans quand viennent les beaux jours, la fin de ma saison de radio et les FrancoFolies, je repense au Spectrum et fréquente le Spectrou. On y monte quelques scènes éphémères qui portent des noms de bières pendant les festivals, mais toujours ce trou.

Parce que c’est bien là, en septembre 1989, qu’ont été créées les FrancoFolies de Montréal, bébé de l’animateur français Jean-Louis Foulquier, adoptées et adaptées au Québec par Alain Simard et Guy Latraverse.

En 1989, les FrancoFolies c’était neuf spectacles au Spectrum en neuf jours du 7 au 16 septembre. Huit doubles plateaux et une émission de télé qui allait être présentée dans toute la francophonie constituaient la programmation des premières FrancoFolies de Montréal. Tous les soirs, un.e artiste québécois.e montait sur scène avec un.e artiste de la francophonie. Les premiers furent… Michel Rivard et Maxime Leforestier, et puis Edith Butler et Véronique Sanson, Louise Forestier et la regrettée Maurane, Richard Séguin et Daniela Simmons, chanteuse italienne qui avait représenté la Suisse à l’Eurovision en 1986 et qui n’avait pas été prévenue qu’il valait mieux chanter en français aux FrancoFolies de Montréal. La pauvre est demeurée célèbre pour avoir été copieusement huée au Spectrum ce 10 septembre 1989. On n’a plus jamais entendu parler de Daniela Simmons. Le lendemain, Pagliaro partageait la scène avec Higelin… le regretté, Robert Charlebois avec le groupe antillais Malavoi, Pellegrin El Kady et Loketo… Le naissant Jean Leloup, grand frère d’Hubert Lenoir (ne voyez-vous des airs de famille?), était quant à lui à l’affiche du Spectrum avec Noir Désir.

En 1990, la deuxième édition des Francos présentée du 30 novembre au 8 décembre accueillait entre autres à la Place des Arts, au Club Soda (qui, à l’époque, était situé sur avenue du Parc) et au Spectrum Higelin fils, Arthur H, qui sera sur scène cette année, Moustaki, re-Jean Leloup et sa Sale Affaire, Gilles Vigneault qui aura 90 ans cette année et qu’on honorait déjà, Jim Corcoran qu’on n’entend plus qu’au micro de sa propre émission de radio et Patriiiiiiiiick Bruel. C’était parti pour ne plus s’arrêter jamais.

C’est cruel de ressentir de la nostalgie pour un trou qui ne le fut pas toujours. Parce qu’autour du trou, il y a tout un amas de moments jolis qui furent emportés dans les décombres. Ceux des alentours aussi, ceux d’une époque sans doute. D’un bout de vie aussi.

Comme le dit Perec, je me souviens de… Souchon ayant fait fermer la clim au Spectrum par 40 degrés, de Reggiani à la Place des Arts que j’ai vu depuis les coulisses, assise sur un road case, du spectacle d’ouverture en 1993 Jacques Brel, 15 ans déjà, premier spectacle que j’ai conçu et animé sur scène avec Piché, Rivard, Dubois, Leloup, Jean-Louis Millette. On présente cette année Brel symphonique. Je me souviens aussi de Salut Félix!, spectacle d’ouverture en 1994. Aïe, aïe, aïe… la fois où je suis morte… Je devais faire mes présentations depuis les coulisses en voix off. À 17h30, après la générale, on me dit: «On s’est trompé, tu dois être sur scène pour tes présentations, autrement on te cherche… Prépare-toi, on va te trouver des vêtements.» Il y avait dans la salle le pape Foulquier, le premier ministre Jacques Parizeau et 3000 autres personnes. Doux Jésus!!! Je me souviens aussi de Pierre Lapointe tout seul à 4 heures de l’après-midi en plein soleil sur la scène Le Lait en 2002. Cette année, c’est le 30e des FrancoFolies!!! Dix jours, 350 spectacles, 1000 artistes de 10 pays et 1 million de visiteurs. Et encore une fois, j’en serai. Après avoir fait une émission spéciale 10e, une spéciale 20e, voilà que je vais faire une spéciale 30e. Au train où ça va, si je suis la voie de mon collègue Homier-Roy, je serai là pour le 40e et le 50e itou. Parce qu’une chanson, c’est bien plus qu’une chanson. Et tant pis pour le trou. On le contournera encore cette année.