On met une vie à apprendre à vivre et il semble qu’il ne soit pas aussi simple qu’on le croit… de mourir. Alors après quoi courir, puisque peu importe la voie qu’on empruntera, on finira bien par arriver à destination.
On se croise souvent, mon passé et moi. Comme s’il m’attendait au tournant. La plupart du temps, je feins de ne pas l’avoir vu, espérant secrètement qu’il passera son chemin sans laisser de trace. Et surtout, je m’empresse d’oublier la séquence. Foncer, aller droit devant, vivre ici, maintenant, et investir dans l’avenir. Mais depuis quelque temps, j’ai vaguement l’impression de revenir en arrière.
Je vous l’ai dit déjà, je me suis racheté une table tournante. Je me suis procuré des bottines Clark en suède beige, des Stan Smith – ceux-là, on me les a offerts et je les entretiens avec soin dans l’espoir de les garder toujours. Je vais bientôt retourner voir Les fées ont soif. Non, je n’ai pas eu le temps de voir SLĀV.
J’achète de la tire-éponge quand j’en vois et je ne résiste pas à une tranche de pain blanc toastée, beurrée, trempée dans la mélasse, comme Donalda en offrait à Séraphin pour déjeuner. Ce que je donnerais pour racheter ma Renault 5 rouge, sièges pied-de-poule en velours, cinq vitesses et toit ouvrant, avec en prime le poste de radio cinq haut-parleurs Blaupunkt! J’ai gagné une fois à la loterie. Je devais avoir 20 ans. Ma mère se chargeait et se charge toujours avec assiduité de prendre des billets. Nous avions cinq bons numéros sur six. Cinq sur six, vous vous rendez compte? N’y connaissant rien, j’étais persuadée d’avoir réglé mon avenir, avec ce lot partagé en trois parce que ma cousine Suzanne avait misé avec nous. On a gagné 2700$ à trois. Pour avoir trouvé cinq bons numéros sur six, avouez que ça fait de la peine… Bref, j’ai gagné juste assez pour m’offrir un radio de char Blaupunkt – 900$, c’était toute une somme en 1983. Après tout, je rêvais de faire de la radio, ça me prenait bien ça. Il me raconte tout ça, mon passé, quand on se rencontre lui et moi.
Depuis quelques mois, quand je rentre à Radio-Canada, je réalise que les jours de cette maison sont comptés. On nous prédit un déménagement pour 2020. À ceux qui me demandent où nous irons, je réponds «dans le stationnement», ce qui fait rire systématiquement. Mais c’est pourtant vrai. Nos vingt-trois étages se transformeront en trois. Avant de quitter le studio pour l’été, j’ai croisé mon passé sur le parvis de Radio-Canada, où j’attendais ma poutine au food truck. Il sortait les bras remplis de disques, de livres, de rubans ¼ de pouce, de vieilles lames rouillées et de petits rouleaux de scotch tape pro pour effectuer de minutieux montages. Il portait péniblement des dossiers de presse d’artistes oubliés ou devenus des stars, des photos de Guy Mauffette, de Myra Cree, de Judith Jasmin, d’Andréanne Lafond, de Lisette Gervais, de Chantal Jolis, de Jean-François Doré. Cette fois-là, je ne l’ai pas évité, je lui ai même proposé un coup de main.
Un de ces vendredis, il finira bien, mon passé, par sortir aussi quantité de Steinway, de consoles, de U-87 – mon arme préférée pour vous parler rondement, un micro comme une Rolls Royce –, de fauteuils ayant accueilli les plus célèbres arrière-trains de la francophonie.
Je roulais avec mon amoureuse dans une voiture de l’année en direction du Maine quand, arrivé à la frontière, j’ai croisé mon passé. Le douanier avait des allures de Tante Lydia dans La servante écarlate. Après avoir tenté d’annuler notre séjour pour plutôt loger dans une auberge du Bas-du-Fleuve, nous nous sommes résignées à ne pas perdre les gras dollars investis et à regarder la mer, manger du homard et rentrer fissa.
Après avoir cavalièrement arraché des mains de mon amoureuse nos deux passeports, leur avoir fait passer une IRM – on n’est jamais trop prudent –, il a daigné ouvrir sa minable fenêtre en plexi pour nous japper: «What kind of relationship???» Ma blonde m’a regardée, aussi dépitée qu’incrédule. Elle n’aime pas trop regarder La servante écarlate, elle, ça lui fait faire des cauchemars. «Que répondre à ça?» ai-je eu le réflexe de demander à mon passé. Et puis, qu’est-ce que ça peut te foutre que cette femme soit la mienne, toi, douanier américain? En quoi ça te regarde qu’on soit épouses, friends, sisters, ou carrément strangers? M’aurais-tu posé la question si je n’avais pas eu une gueule de l’emploi? On m’a remis le prix Laurent McCutcheon, prix de lutte, et j’ai répondu friends pour avoir la paix, pour aller manger du homard et parce que ça ne te regarde tout simplement pas, que je ne vais pas t’élever, que c’est peine perdue. Est-ce que je te demande à toi ce que tu fais de ta vie et dans ton lit, toi, douanier américain, petit lutin dirigé à la baguette de ton roi à toupet?
On a beau tout faire pour avancer, mais comme dans les piscines à vagues, quand on les prend de face, j’ai l’impression qu’on nage pour pas grand-chose. On crawle tant qu’on peut, mais ça résiste.
Mon passé qui a beaucoup marché et manifesté, qui s’est rebellé aussi et qui a frondé les convenances avec espoir et autant de candeur… commence à avoir un peu peur. Et si je ne devais que jouer les lesbiennes à lunettes, comme les musiciens de Québec devraient jouer aux musiciens de Québec et les blacks jouer aux blacks?
Si vous croisez votre passé, posez-lui la question.
Si j’ai bien compris, à part les vieux micros de R-C, vous avez été vexée par une question idiote d’un douanier états-unien ?
Consolez vous ils sont capables d’en poser à tout le monde, sans égard au sexe ou la l’orientation sexuelle.
Adoré cette chronique, c’est sûrement l’époque, j’allais dire l’âge… ? surtout le passage aux douanes
Merci!