Tangentes

La machine à fabriquer des putes

"Le privé est politique", ont clamé des années durant les cercles féministes. Avec raison, on le voit avec l’affaire Bertrand Cantat, avec les invitations aux "résidences secondaires" de la famille Irving, avec… bon, okay, vous avez saisi.

"Le privé est culturel" semble le nouveau credo médiatique. On télé-réalise sa vie, on auto-fictionne ses romans. On se met en scène à travers la banalité de l’Autre, en autant qu’elle soit télévisée. Au oui!, et puis l’on badine un peu avec l’amour. Comme je l’écrivais il y a quelques années, aujourd’hui peu importe ce que l’on a à dire – ou même si l’on a quelque chose à dire -, l’important est la façon dont le dit (ou dont on le tait). "Peu importe l’ivresse, pourvu que l’on ait le flacon!" La forme (les formes parfois) plutôt que le fond. De grandes gueules avant de grands discours.

"Hypocrite journaliste, mon semblable mon frère" – la belle apostrophe! -, voilà ce que les médias semblent croire que leurs lecteurs pensent: cessez donc de jouer les vierges offensées, vous aussi, journalistes, aimez les aventures de Hugues au pays du Loft, tout comme nous; vous aussi, journalistes, aimez l’odeur de spa et de soufre; vous aussi, journalistes, vous désolez que la musique de Wilfred ait été piratée (d’ailleurs dire que Wilfred a été piraté (!), plutôt que sa musique, c’est quand même plus fort: un homme et son oeuvre se confondent, grand moment pour l’Information, on ouvre le journal télévisé). Voilà ce que croient les entreprises médiatiques à propos de leurs lecteurs: qu’ils demandent aux journalistes d’être des entertainers, hop-la-vie-et-les-bas-résille. Qu’ils demandent aux journalistes d’aimer (ou de s’intéresser) à ce qu’ils aiment. Qu’ils ne soient pas d’un élitisme hypocrite. Et les entreprises médiatiques ont raison. Mais en partie seulement. Une petite partie. Toute petite. Pas infime, mais intime.

"Le privé est-il culturel, "journalistiquement" parlant?"… le congrès de la Fédération professionnelle des journalistes qui se tenait à Gatineau cette fin de semaine aurait pu ainsi s’intituler. Je n’y étais pas, mais, d’après ce que j’en comprends, il y fut beaucoup question de la télé-réalité et il y eut beaucoup d’interrogations sur la couverture médiatique de la réalité-télé. Consoeurs, confrères, vos interrogations viennent à point… savez-vous combien de mes étudiants universitaires en journalisme se questionnent aussi, et dans les mêmes termes que les vôtres me semble-t-il? La relève est allumée, elle a l’esprit critique, ce n’est pas encourageant, ça?

Et toi, lecteur tangentiel, sais-tu seulement pourquoi tu consommes de l’information? Meuh non, ce n’est que tu aimes connaître la vie des autres comme une mégère non-apprivoisable, voyons donc!, c’est plus noble que cela. Meuh non, ce n’est pas non plus parce que tu veux "comprendre les rouages socio-politiques et les enjeux géo-économiques de la société dans laquelle tu évolues", voyons donc!, c’est moins noble que cela. Ne le sais-tu donc pas? Tu le pressens, de façon diffuse, tendancieuse lectrice. Tu consommes de l’info parce que cela te donne du pouvoir. Voilà pourquoi tu aimes les médias. Voilà aussi pourquoi tu propages la moindre rumeur à une affolante vitesse… apprendre quelque chose à un autre qui l’ignore, c’est affirmer son pouvoir sur lui, sa supériorité. "Je sais, donc je règne, je contrôle. Tu vois comme je suis puissant."

Je caricature, bien sûr, je grossis le trait. Mais dans l’ensemble, c’est bien ça. L’information te donne le pouvoir de comprendre, de décider.

Ainsi vous savez bien, courageux lecteurs, derniers des justes, que vous allez vous lasser d’entendre des bellâtres débiter des conneries, des poufiasses à qui l’on ne tend un micro que parce qu’elles ont "une attitude". Vous n’êtes pas aussi cons que l’on aime vous imaginer.

Vous allez vous lasser de la machine à fabriquer des putes.

Vous voulez des émotions fortes? Allez au cirque, les journalistes ne sont pas des clowns. Vous voulez du sexe? Louez-vous un film, les journalistes ne sont pas des pornographes. Vous le savez trop bien: si les médias continuent à ce rythme, vous vous en détournerez. Quand l’information que l’on vous transmet cessera de fonder le sentiment de pouvoir (de liberté) qu’elle vous donne, quand, en fait, elle sera définitivement vidée de sa substance, rassurez-moi: vous vous en détournerez, non? Vous allez bien vous lasser de la machine à fabriquer des putes? Non?