Tangentes

Chronique frivole et frileuse, bis

Chronique frivole et frileuse, bis

Retour sur certains délires du rédacteur en chef, servis en Tangentes au cours de 2003.

Propos parfois lourds à porter, comme une année qui finit. Florilège léger comme une autre qui commence.

Et merci d’avoir lu.

Janvier, sur le "Guide 100% sexe" du magazine Adorable ("Les nouvelles esclaves"):

Je vais vous le dire, ce qui est réactionnaire: c’est exactement ce "Guide 100% sexe" d’Adorable, qui, loin d’être libéral ou libéré, nous ramène, sur le fond de la pensée (seule la forme s’est adaptée au goût du jour), des décennies en arrière… rien que pour l’exercice, j’ai retrouvé une série de petits bouquins destinés aux ados de l’époque de la Seconde guerre et de l’après-guerre (1945, date de publication du volume dont je tire la citation), publiés aux éditions Fides… Le titre que je retiens est édifiant: Ai-je le droit de plaire? (par Gérard Petit), vendu 10¢ à l’époque:

"Regardons-y donc d’un peu plus près. La coquetterie est pour vous, jeunes filles, une tentation de tous les jours; vous y échappez d’autant moins qu’une tendance naturelle vous y incline. L’homme recherche, la femme est recherchée; elle le sait et abandonne volontiers à l’homme la force pour se réserver la beauté."

Ah oui!, dans la même collection, il y a aussi cet autre titre: Puis-je lire n’importe quoi?

– Non, ça rend sourd. Et con.

Février, sur la guerre en Irak ("Nous étions guerriers"):

Les récentes manifs contre Bush et "sa" guerre étaient, pour moi, du même acabit: facile de critiquer, c’est dans le vent de s’opposer au grand méchant Amerloque, et hop!, on fait un lien facile avec le Viêt-nam, dont le spectre n’a pas fini de hanter le monde occidental… bavure et balafre… en tous cas, ce cirque me semblait mettre en spectacle de faciles pirouettes, bien plus aisées à exécuter que de chercher à exécuter Saddam et son insoutenable dictature. "Merde à l’Amérique", ça se scande bien, l’allitération est jolie… Êtes-vous bien certains que le courage est de descendre dans la rue, manifester? Et si le courage était ailleurs, me questionnais-je, me méfiant toujours des mouvements de foule et d’un animal qui se reproduit à une vitesse effrénée: le mouton de Panurge. Et si, au nom même des idéaux de gauche, cette guerre avait un sens? Si cette guerre permettait à un pays entier, un pays au gouvernement inhumain, de vivre un peu plus d’humanité?

Aujourd’hui, je m’interroge différemment sur le sujet.

Mars, sur la campagne électorale provinciale ("Avancez par en arrière, oui, vers l’étable, c’est ça"):

La campagne électorale porte encore bien son nom, comme depuis des décennies. Campagne, comme dans "campagnarde", au sens péjoratif du terme. Non, je n’en reviens pas encore de voir ces dignes candidats se prêter à d’aussi stupides jeux de courtisanes faciles. Mais enfin, est-ce parce que l’on voit Dumont visiter une école, Charest une aluminerie et Landry faire des poids et altères, qu’ils vont s’attirer des votes? S’ils s’en attirent en effet par ces enfantines mises en scène, c’est qu’on est encore loin dans le champ, pas très loin des moutons et autres bêtes, songeuses et moins songeuses.

Avril, sur l’omniprésence omnipotente de la jeunesse ("La chasse aux vieux"):

Jeunesse est synonyme de nouveauté, nouveauté est synonyme de créativité et créativité est synonyme de génie. N’y a-t-il donc que des génies jeunes? Traquez le génie, cherchez la jeunesse? Dire qu’il y a quelques décennies, c’était la jeunesse qui était une tare. Tout cela participe bien du besoin pathologique que nous développons tous de cataloguer, classer, étiqueter. D’établir des liens entre des éléments qui n’en ont pas naturellement. De redéfinir le travail de quelqu’un à partir d’éléments qui sont étrangers à ce travail. La sacro-sainte rentabilité écopera un jour, je vous le dis. Ils doivent être surpris, les gestionnaires, les publicistes et autres loups du marketing, à la lecture du palmarès dressé par La Presse l’an dernier sur les personnalités les plus marquantes pour le public, d’autant plus que cette évaluation a été pensée en "mode gestion" et mesurée par "l’Indice D" ("notoriété X appréciation"). Loin devant le second, se classait… Yvon Deschamps!

Juin, sur le "scandale" José Théodore ("Licence to Kill"):

Le problème avec José Théodore (comme, du reste, avec les deux autres, Robert Gillet et George Radwanski), c’est l’incompatibilité entre le discours – le propos – et les actes: dans le cas de Théo, on ne peut à la fois se présenter comme un exemple pour la jeunesse, s’afficher comme porte-parole de restaurants familiaux, et frayer avec un milieu communément reconnu comme criminalisé (criminel même), frayer avec lui à répétition et malgré plusieurs avis, sans risquer quelque chose… d’ailleurs, pourquoi le faire, quand on a tout l’argent du monde? Le frisson, comme ces dames de la bourgeoisie s’enfonçant, il y a quelques siècles, la nuit venue, dans les bouges de leurs villes? Parce que c’est "à la mode"? Parce que ça fait "nouveau romantique", James Dean, "rebel without a cause"? Et quoi encore?! Je risque une explication: pour certains esprits, s’asseoir à la table d’un parrain n’a pas de prix, ça ne s’achète pas. C’est aussi une façon de signer sa réussite. Bref: c’est lamentable.

Oui, le double discours… La pègre colombienne finance des écoles de quartier tout en égorgeant les femmes de ses "traîtres". Il y a des masques dont on choisit de s’orner qui sont plus lourds à porter que d’autres. En tombant, ils font un bruit sourd. Comme l’explosion d’un jeep, en plein quartier résidentiel, à Montréal.

José Théodore, Robert Gillet, George Radwanski… c’est exactement le même pari: à un certain niveau, plus rien ne nous atteint, disais-je. Licence. On se croit affranchi. "Affranchi", comme dans le film de Martin Scorsese, Les Affranchis… vous savez, ce film culte sur la mafia…

Juillet, sur la nouvelle spiritualité ("Et vos chakras, comment ça va?!"):

Que ceux qui prétendent que les nouveaux prêtres sont les juges, dictant le bien et le mal, et que les nouveaux temples sont les centres commerciaux se ravisent: la nouvelle spiritualité est "alternative" et les nouveaux temples vendent de l’huile magnétisée (ou démagnétisée, c’est selon)…

Dites-moi franchement, y a-t-il des maux que vos trucs peuvent guérir que ne guérissent pas une semaine de pêche, un souper avec des amis autour d’une bouteille de rouge, ou un bouquin d’Albert Camus? C’est quoi ce discours alambiqué, ce mélange de Paulo Coelho et de Umberto Eco?

Répéter ad nauseam que notre société a perdu ses repères, égarer ses valeurs et tout et tout ne prouve pas grand chose. Elle les a remplacés. Il faut s’attarder, plutôt, à observer ces repères et valeurs génériques.

Août, sur la CIN (Carte d’identité nationale) ("Mister Big"):

Mais quand même, vous les partisans de la sécurité par le contrôle, demandez-vous si toutes les autres avenues ont bien été explorées, qui pourraient mener à peu près à la même sécurité (ou au même sentiment de sécurité) que la CIN. Et dites-vous bien que si nous en arrivons à la CIN, les terroristes du 11 septembre auront remporté, encore, une nouvelle petite victoire sur l’Occident.

Le mesures antiterroristes sont une réponse à la terreur ambiante. Et dans le mot "terreur", il y a "erreur".

Septembre, sur l’affaire Bertrand Cantat et la notion (galvaudée) d’humanisme ("Une affaire d’horizontalité"):

Il était un humaniste en public. On sait maintenant de quel bois il était fait en privé (il protégeait d’ailleurs jalousement sa vie privée, ce qui prend aujourd’hui une nouvelle résonance).

L’humanisme est une affaire d’horizontalité, non de verticalité; c’est voir plus loin et non voir plus haut. Il ne faut pas tout mélanger. Par exemple, l’humanisme, ça ne commence pas en faisant bien haut la morale à Fidel Castro. Ça commence quand un touriste perçoit cette indicible tristesse dans la joie, la chaleur et l’exubérance des accords, même majeurs, des musiciens de La Havane et dans les couleurs éclatantes dont les peintres cubains couvrent leurs toiles. Voir cela, le percevoir, c’est aller au-delà. C’est déjà beaucoup plus qu’une diatribe facile et démagogue contre le pouvoir en place et ses abus.

S’époumoner sur toutes les tribunes ne vaut pas un clou sinon.

Si "l’inhumanité, c’est se placer au-dessus", comme le déclarait l’écrivain Philippe Sollers sur le plateau d’une émission littéraire française, l’humanisme c’est voir au-delà. Cantat, il ne voyait pas au-delà, du moins dans sa sphère privée. Le tyran dénonçant les tyrans. La belle affaire.

Dans un roman remarquable, L’Analyste (traduit d’une façon tout aussi remarquable), le journaliste David Homel dresse, à travers la relation d’un thérapeute et sa patiente à Belgrade, un portrait de ce qu’est la guerre civile, il en décortique les moteurs, il la psychanalyse. Cette phrase, dans ce roman: "À l’exemple d’autres spécialistes avant elle, elle comprit d’instinct la fascination qu’exerce secrètement la torture sur ceux qui se sont donnés pour tâche de l’éradiquer."

Novembre, sur la télé-réalité ("Les liaisons dangereuses"):

Alors donc on a palabré, on a digressé; on a psychanalysé la chose. Je l’ai regardée, la chose. Je l’ai même – exploit suprême – écoutée (oui, oui, elle a des trucs à dire, la chose… l’absence de discours est un discours, l’ignoriez-vous?)

Bref, ce qui est frappant, c’est l’immobilisme. Pas cet immobilisme propre au théâtre classique (avec ses unités de lieu, de temps et d’action); pas même cet immobilisme des situations (qui évoluent moins vite encore que celles d’un mauvais téléroman, ce qui n’est pas peu dire)… plutôt l’immobilisme de nos sociétés, criant dans le néant de cette tristounette télévision.

Tout ça pour ça? Quarante ans de féminisme pour en arriver là? Une solidarité masculine exacerbée et mal placée, qui n’a sans doute rien à envier à celle des draveurs d’une autre époque; une rivalité entre les femmes si sommaire qu’elle rappelle celle des jardins d’enfants; des armes de séduction de la subtilité d’un dix tonnes. Et que j’te’joue une tite toune pendant que t’embrasses à pleine bouche une autre fille… ahhh le lesbianisme, rien d’mieux j’vous jure… ahhh un mec capable de mettre son poing sur la table (et, accessoirement, dans une porte), ça c’est l’jackpot… Que tu me mitonnes un tit plat, que tu m’fasses la popote en remuant le popotin… Bienvenue dans une infopub des stéréotypes! Les ressorts de la séduction n’ont pas bougé d’un iota.

Décembre, sur la médiatisation de la télé-réalité ("La machine à fabriquer des putes"):

Et toi, lecteur tangentiel, sais-tu seulement pourquoi tu consommes de l’information? Meuh non, ce n’est que tu aimes connaître la vie des autres comme une mégère non apprivoisable, voyons donc!, c’est plus noble que cela. Meuh non, ce n’est pas non plus parce que tu veux "comprendre les rouages socio-politiques et les enjeux géo-économiques de la société dans laquelle tu évolues", voyons donc!, c’est moins noble que cela. Ne le sais-tu donc pas? Tu le pressens, de façon diffuse, tendancieuse lectrice. Tu consommes de l’info parce que cela te donne du pouvoir. Voilà pourquoi tu aimes les médias. Voilà aussi pourquoi tu propages la moindre rumeur à une affolante vitesse…

Ainsi vous savez bien, courageux lecteurs, derniers des justes, que vous allez vous lasser d’entendre des bellâtres débiter des conneries, des poufiasses à qui l’on ne tend un micro que parce qu’elles ont "une attitude". Vous n’êtes pas aussi cons que l’on aime vous imaginer.

Vous allez vous lasser de la machine à fabriquer des putes. Non?

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Bonne année à vous, lectrices et lecteurs. Une année humaine… et de l’humanisme. Encore et toujours.