La prémisse du spectacle de danse contemporaine Speed Glue, qui sera présenté au prochain Festival TransAmériques (FTA), est aussi simple que déroutante. Sur scène, une table de ping-pong. Deux joueurs professionnels s’échangent la balle, avec cette particularité dans l’intention: le but n’est pas de gagner le point. Le but est d’échanger. Ça dure 30 minutes. Et c’est tout.
En lisant le programme du festival, ce show m’a interpellé profondément dans mon petit cœur d’ado. Au secondaire, après une année de compétition dans la ligue de basket, j’avais décidé d’assumer mon côté nerd et de joindre l’équipe de tennis de table. Le coach de basket aimait me traiter de moumoune aux joueurs qui restaient – il a assez vite perdu son job, d’ailleurs. Mon ego délicat de 14 ans en avait souffert, et je suis retourné jouer au basket en secondaire 3, parce qu’il fallait bien que je sois un vrai homme, dans ce collège qui n’acceptait alors que des gars, sur la rue Sherbrooke, à l’angle de Saint-Mathieu. Je ne m’étais jamais rendu très loin dans les compétitions de raquette, mais au basket, on a gagné le championnat régional les deux fois. Mon moment de gloire sportive à la Jerry Maguire est celui-ci: en finale, la deuxième fois, j’ai empêché un géant de l’équipe adverse de marquer un panier dans les dernières secondes du match, en lui infligeant ce qui ressemblait davantage à un plaqué de football américain qu’autre chose. Il a raté ses deux lancers francs, le pauvre jeune homme, sonné et nerveux. On a gagné.
Le destin fait bien les choses. Quand j’ai cherché le café où m’ont donné rendez-vous les deux concepteurs de Speed Glue, je suis tombé sur une mappe du quartier de mon école secondaire. Le barista ne m’a accueilli ni par «bonjour», ni par «hi», mais plutôt par «hey», presque à la suédoise. Eille, hey, hej hej. Et il n’a eu ni difficulté ni malaise à me servir en français. Tiens donc.
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Le duo de créateurs arrive. Une chorégraphe anglo, Dorian Nuskind-Oder, et un artiste issu des arts visuels franco, Simon Grenier-Poirier. Tiens donc (bis). Dans le studio de Simon où ils préparaient une résidence en Allemagne il y a quelques années, il y avait une table de ping-pong. Le point de départ est aussi banal que ça. Mais il y a aussi le fait que l’Allemagne est le premier pays d’Europe dans ce sport. L’échange, au cœur de toute leur démarche, a été mis au centre des préoccupations politiques là-bas, depuis la fin de la Guerre froide. Simon m’apprend par ailleurs qu’en Chine, où c’est le sport national, Mao aimait à l’époque terminer les grandes journées de la longue marche en jouant quelques coups de petite balle, tel un post-hipster au parc Laurier, moins la IPA.
Une table de ping-pong sur un stage, avec plus ou moins un scénario, mais beaucoup de grâce dans le mouvement. Les concepteurs aiment laisser leurs danseurs-athlètes libres, mais en même temps dans le destin. C’est une idée sur laquelle ils ont appuyé dans une performance de quatre heures en lien avec l’expo consacrée à la géante Françoise Sullivan, l’an dernier au Musée d’art contemporain de Montréal. Mes interlocuteurs sont plus que blindés de concepts en entrevue, les références philosophiques pullulent pendant la rencontre, c’est jouissif pour moi. À deux ou trois reprises, je me suis dit que si quelqu’un cherche un ami pour jaser philo, il faut lui faire rencontrer un chorégraphe de danse contemporaine. D’ailleurs, soulignent-ils, si ça semble hermétique et pointu, leur démarche, voilà une raison de plus d’y joindre ce drôle de sport, hermétique et pointu, lorsque joué de manière professionnelle.
Que serait un monde sans compétition? Dorian et Simon n’ont rien contre une J-Lo qui juge des danseurs à la télé. Mais ils prônent tout de même la création d’espaces où on pourrait tous s’initier à leur art complexe, puisqu’ils sont convaincus que beaucoup de monde est à même de le comprendre – ils me donnent en exemple les athlètes du spectacle, qui ne sont pas des doctorats en histoire de l’art, mais qui comprennent parfaitement ce qu’ils font. Suffit d’expliquer, sans trop vulgariser. Leur show, me souligne intelligemment Simon dans une tournure presque derridienne, parle davantage de compétition que les concours télévisés où on note les concurrents, peut-être, en enlevant justement la compétition de l’équation. «Pas sûr que J-Lo s’intéresse d’abord à la compétition, dans le concept de son show à la télé.» Dorian rebondit: «Si le grand public et les médias traditionnels s’intéressent peu à la danse contemporaine, c’est peut-être justement parce qu’on refuse de ralentir collectivement, parfois.» J’ai pensé au juge assis à gauche de Jenny from the Block dans World of Dance, Derek Hough, qui souligne que quand c’est lent, on remarque plus facilement les erreurs. La lenteur, c’est se mettre en danger.
Simon pétille d’idées. Selon l’anthropologue David Graeber, la dette, au sens large, est un ciment social. Vaut mieux toujours en avoir, pour que notre monde dure le plus longtemps possible. Variation sur le même thème: un tout petit gouvernail change la direction d’un bateau, aimait dire Richard Buckminster Fuller, le concepteur de la biosphère sur l’île Sainte-Hélène. Non, ce n’est pas l’idée du battement d’ailes de papillon, ai-je dû bien me dire, puisqu’un bateau s’en va quelque part. Éliminer la compétition au ping-pong sur scène crée du beau, dans le mouvement épuré. Est-ce que l’idée peut s’étendre ailleurs? Est-ce que le parlement serait rendu beau si les députés n’essayaient pas à tout prix de gagner le point? Dorian et Simon trouvent mon idée intéressante.
J’ai pensé à ce spectacle de danse chinois, présenté l’an dernier au FTA, nommé 6 & 9, où pendant la première partie, les danseurs ne faisaient qu’à peine bouger, se ballottant d’un côté et de l’autre comme une herbe haute au vent. «Līgo», prononcé «ligo-a», dit-on dans une chanson traditionnelle lettonne, dans la langue de mes ancêtres maternels. Rien ne se passait, en apparence, ce soir-là de mai 2018, au Théâtre Jean-Duceppe. Puis, Dorian et Simon l’ont deviné, puisque leur spectacle invite à la même chose, j’ai commencé à regarder toutes sortes de détails sur scène. Le mouvement de la lumière, le geste d’une main, le froissement d’un tissu, etc. Je me suis mis à méditer activement, finalement, devant un spectacle qui refusait jusqu’à l’idée même d’un dénouement. Le dénouement, en art comme ailleurs, est presque toujours une affaire de gagnants et de perdants, qui n’ont vraiment pas d’importance devant la chorégraphie du jeu lui-même, comme le sait tout vrai amateur de sport. Cela s’atteint, Dorian y tient, par la virtuosité des artistes-athlètes. Il faut que le mouvement soit le plus près de la perfection possible pour que le spectateur puisse atteindre l’état béat recherché.
Dans votre programme de Speed Glue, vous trouverez les quatre règles suivantes.
- Tenter de faire circuler la balle le plus longtemps possible.
- Moduler la vitesse de sorte que l’échange puisse durer.
- Maintenir l’intérêt.
- Il est permis de rater la balle. Il suffit alors de reprendre le jeu.
C’est drôle, depuis quelques semaines, j’ai envie d’écrire un texte qui s’intitule «Nous avons perdu», en lien avec le débat sur le projet de loi 21 sur la laïcité. Malgré tous les efforts de ceux de mon camp, malgré Valérie Plante, malgré Lionel Perez, malgré Montréal, malgré mes étudiantes musulmanes lavalloises outrées, malgré Québec solidaire, malgré Charles Taylor, malgré les blagues du Revoir et les lecteurs de Nouveau Projet: la cause semble perdue. La CAQ, le Rest of Quebec (ROQ), Michel David et Richard Martineau semblent avoir gagné ce combat.
Puis, je repense aux quatre règles de Speed Glue. L’échange n’est jamais terminé. Personne ne gagne définitivement quoi que ce soit. C’est correct d’avoir manqué notre coup, il faut tout simplement continuer de jouer, en maintenant l’intérêt, et surtout, c’est le plus important, il faut varier le rythme, puisque c’est impossible de faire avancer un bateau sans prendre garde de la direction du vent.
Speed Glue
mettant en vedette Antoine Bernadet et Edward Ly,
est présenté du 1er au 4 juin
à La Chapelle
Le FTA commence le 22 mai.
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