Voir le monde comme

Ma gang de malades

Je sortais d’une terrasse, le 23 juin dernier vers 21h, avec une envie moyenne de fêter mon pays. La dernière année n’a pas été facile pour les nationalistes de gauche montréalais dont je suis, le thème identitaire s’est fait complètement accaparer par la droite, la gêne d’être Québécois est grande, partout autour de moi, dans ma ville, à l’ère post-PL21. Je n’ai pas envie tant que ça de drapeaux, depuis quelque temps, peut-être l’an prochain, je me dis, pour le solstice national 2020 de saint Jean, dit le Baptiste, peut-être, mais je ne sais pas. Ce serait possiblement une bonne idée de retourner fêter cette veillée parmi les miens dans les rues de Riga, sinon en Lettonie, où le party lève pas à peu près pour cette occasion païenne, et où le paganisme forestier, justement, est devenu le prétexte d’une affirmation identitaire forte de l’endroit contre le géant russe orthodoxe qui frappe sans cesse aux portes de la petite nation malmenée par l’histoire.

Nous avons donc pris la route à vélo, ma blonde et moi, sur la piste cyclable Boyer, vers le nord et vers la lumière, après une recherche sommaire à savoir que diantre se passait-il ce soir-là dans l’axe de la ligne orange, mais notre recherche n’a pas donné grand-chose, c’était mort partout, le parc Laurier à plat, le parc La Fontaine silencieux, rien qu’une annonce bien modeste pour un petit spectacle mystère dans un parc minuscule dans Villeray, à côté du centre communautaire Patro Le Prévost, à l’angle de Christophe-Colomb et Everett. Ma blonde insistait pour qu’on y aille, j’ai cédé, elle dont le grand-père aimait hisser le drapeau du Québec bien haut tous les matins, dans le village de Newport en Gaspésie, le village natal de la Bolduc elle-même en personne.

En dépassant Jean-Talon, le spectacle sourdait doucement dans les rues désertes du quartier, un peu comme ces échos d’une musique d’un show pour combattants à l’étranger; vous savez, ceux qu’on voit dans les films où les G.I. s’énervent pour un striptease PG13, quand il semble que les échos sont le tout du spectacle, les musiques étant emportées par le vent et la démesure de la guerre. Les vagues de sons lancinantes étaient celles de Daniel Boucher, nous le reconnaissions, sa voix nous demeure si intimement familière de nos jours, 20 ans après qu’il eut connu le grand succès.

Sa chanson, la chanson par excellence de Boucher, n’a jamais été aussi pertinente que ce soir-là. Le site était clôturé, clairsemé, avec l’interdiction de consommer quoi que ce soit à l’intérieur. Vous irez au bar si vous avez soif, annonçait-on platement. Quelques groupes de jeunes buvaient leurs bières à l’extérieur de la clôture, sous le regard attendri d’un nombre bien inutile de policiers, c’était bien, bien trop relax. À notre arrivée, notre Boucher national chantait seul sur scène, il étirait le dernier refrain de la toune, sa toune, le hit de l’été 1999. Lentement, il grattait les cordes de la guitare pendue à son cou, il faisait des ad lib bienveillants entre les répétitions de la fameuse chorégraphie. Il souriait de ce sourire que nous connaissons bien, son sourire qui semble questionner ceux qu’il interpelle, un sourire qui nargue, mais son regard mi-clos avait perdu l’agressivité œil-de-tigre de l’époque, et c’est justement ça aujourd’hui, cette chanson, c’est un regard mi-clos de lendemain de vieille bien plus qu’un appel au front. Avec un sourire qui nargue toujours, cette chanson est devenue presque une question à l’imparfait, ou une question au futur, plus qu’au présent: ma gang de malades, vous étiez donc où, et vous serez donc où? Le moment présent n’existe plus dans ces paroles, il n’existait plus ce soir-là, Boucher demandait à Montréal ce qu’il serait, le soir de la Saint-Jean, dans 20 ans.

Mes amis et mes collègues seraient classés par la majorité des Québécois comme appartenant à la gauche bien-pensante, et j’en suis moi-même. Et partout autour de moi dans la dernière année, dans la bouche d’êtres humains que j’admire énormément, dans l’esprit de gens engagés et érudits, j’ai entendu des remises en question de l’idée de nationalisme, comme si on pouvait définitivement tourner le dos à la chose. Je pense que c’est faire fausse route. Pour reprendre un autre refrain québécois qui sera chanté dans un parc dans 20 ans, je suis venu te dire que tu peux changer. Le nationalisme n’est pas une idée qui peut être tuée, l’idée d’un monde postnational est la pire des lubies trudeauistes qui soit, et la preuve est partout au pays, où le renouveau des idéaux nationaux domine tout, certes dans une mutation qui cause parfois des chocs, mais néanmoins animé par un souffle absolument vibrant.

La rue à côté d’où j’ai grandi s’appelle dorénavant Atateken, après une campagne de pressions qui a duré des années pour enterrer définitivement un scabreux colon anglais, et cela me rend fier d’être Québécois. L’idéal de ce qu’est le Québec n’a pas à vivre dans le passé, il peut célébrer la culture autochtone et la langue française en même temps, et l’anglais de ma famille aussi, tout est à inventer, jusqu’à ce que ça devienne réel, le débat ne revient pas à dire oui ou non à une tradition, ce temps-là est terminé, et le repli des antinationaux est voué se recroqueviller dans une coquille vide de bonnes intentions.

J’arrivais la semaine dernière de l’Ouest canadien. Mon cousin se mariait, sur l’île de Vancouver. Dans l’avion du retour, entre Nanaimo et Calgary, un monsieur de 77 ans très nerveux de se trouver à 30 000 pieds dans les airs me causait longuement du Canada, sans doute pour ne pas trop penser à l’atterrissage imminent. Il m’a raconté sa solitude, sa femme décédée, ses deux filles déménagées loin de chez lui, et il débarquait justement dans la ville du Stampede pour visiter l’une d’elles. Il m’a parlé de la grande classe de Jean Béliveau, et de la belle rivalité Montréal-Toronto, et il a même versé une larme en me racontant ses plus jeunes jours, le long de quelque sentier dans le parc national Pacific Rim, avec un ami décédé du cancer depuis. Le monsieur à la voix tremblotante était sur la fin, et il le savait. Puis, il m’a parlé de sa petite-fille. À l’école, on lui proposait d’apprendre l’espagnol, mais elle a plutôt choisi le français. Pourquoi donc? lui a-t-il demandé, l’espagnol est bien plus utile en Amérique. Et la réponse de la petite est l’une des choses les plus charmantes que j’aie entendues depuis longtemps: parce que je suis Canadienne. L’anecdote ne m’a certainement pas convaincu de l’unité de ce pays imaginaire qu’est le Canada, c’était bien sûr l’intention, mais elle m’a solidifié la conviction qu’il est absolument impossible de liquider les notions d’identité et de nation de l’imaginaire humain moderne. Nous sommes ces notions, Montréalais compris. Personne ne flotte dans le nuage du concept pur. Le débat réel est celui, éternel, entre le passé et le futur.

Daniel Boucher étirait son refrain, nous avons quitté l’endroit, le cœur lourd. La CAQ a réussi, dans la dernière année, à faire croire à tout le monde, de toutes allégeances politiques, que ce que c’est d’être Québécois se trouve à l’extérieur de la métropole. Je refuse. Je refuse de juger tout ce qui n’est pas montréalais, je refuse de m’enfermer parmi les miens, je refuse les dogmes de tous les partis et je refuse d’arrêter d’avoir une larme à l’œil en voyant flotter un fleurdelisé le 23 juin au soir, quelque part le long de la ligne orange.

La prochaine Saint-Jean à Montréal a lieu les 23 et 24 juin 2020.