Je me souviens de ma professeure de musique au primaire, Margot, qui portait la permanente comme ce n’était permis qu’avant 1990, et qui aimait longuement nous parler du climat nécessaire à la performance artistique. Avant que nous entamions notre petit récital devant la classe, elle nous disait qu’il nous fallait toujours attendre le bon moment, qu’il ne fallait pas précipiter la première note, et qu’après quelques secondes à regarder le public, ce climat se sentirait, se créerait, propice à la musique, l’appelant presque, le silence étant devenu presque un désir de sens renouvelé par le son.
J’essaie toujours de comprendre ce dont elle parlait, 30 ans plus tard.
Dans un tout autre contexte, cette idée de «climat propice» est revenue en boucle dans les médias à la fin du mois de juillet, quand il y a eu les deux tueries en 24 heures aux États-Unis: Trump a créé une «atmosphère propice» aux tueries à caractère haineux. Les caricaturistes de gauche n’ont fait ni une ni deux, sautant à pieds joints sur leurs crayons militants pour dessiner le président dans la première case, discours raciste aux lèvres, et le redneck à casquette rouge, dans la deuxième case, répondant «je vais m’en occuper, Monsieur le Président», arme automatique au poing.
J’étais dans une chambre d’hôtel du 18e à Paris, scotché à CNN, en direct d’El Paso. Le journaliste soupirait toutes les deux phrases, l’exaspération était devenue une forme improbable d’objectivité, il répétait «nous avons l’impression de vivre le jour de la marmotte», encore une autre tuerie. Il racontait que les premiers répondants avaient eu la nausée en entrant dans le magasin où s’était déroulé le drame, une odeur insupportable de sang y flottait, disait-il, et j’ai pensé, un instant: ai-je déjà été écœuré par une odeur de sang? Quelle chose horrible ça doit être. La réponse était non. Je ne sais pas ce que c’est d’être submergé par ça, je n’ai fait que voir des quantités de sang aux proportions bibliques à l’écran, sans les humer, je pense aux couloirs du film The Shining, à l’ascenseur qui s’ouvre avec l’horreur, et je me dis que je n’avais jamais pensé au fait que cela représentait aussi une avalanche pour le nez, et qu’il est important de penser à ces choses-là pour ne jamais banaliser l’impensable.
Après les questions d’usage sur le contrôle des armes à feu, à savoir que c’est une solution plus qu’évidente au problème, après les pensées et les prières pour les familles des victimes, le journaliste demandait avec insistance aux représentants politiques républicains qui passaient à son micro s’ils pensaient que la rhétorique du président depuis l’élection de 2016 y était pour quelque chose, dans le fait que le tueur ait fait des heures de voiture pour se rendre sur place, aux portes du Mexique, pour tuer. Le lien causal semblait clair.
C’était comme si, en parallèle à la première raison, il y avait aussi cette deuxième, pointant vers une solution plus conceptuelle, qui ne passait pas par les lois mais par les mots et les idées, une solution par laquelle les politiques américains, et surtout celui tout en haut, se calmaient le toupet et se fermaient la trappe plus souvent. Au-delà des lois américaines qui ouvrent la porte à ce genre d’horreur, est-ce que la philosophie et la rhétorique aussi sont en jeu, est-ce qu’elles aussi peuvent tuer? C’est ce que semble penser tout le monde à gauche de l’extrême Trump, et j’en suis. Évidemment, les républicains se retenaient d’attaquer leur président dans leurs réponses, c’est enfin une année électorale qui s’amorce après tout, et même les rares qui évoquaient la nécessité de certaines restrictions sur les armes le faisaient dans le respect du commandant en chef. Le plus loin qu’ils iraient serait de dire «non, je ne suis pas d’accord avec tout ce que dit le président, mais je l’appuie à 100%», dans une contradiction que le bon logicien aimerait bien souligner.
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Le philosophique et le juridique, ou si vous préférez le moral et le légal, se côtoient souvent sans se toucher vraiment. Tout le monde sait ça. J’écoutais un historien, il y a quelques années au micro d’Aujourd’hui l’histoire, affirmer que la raison principale pour laquelle Lincoln s’était opposé à l’esclavage était celle d’un calcul politique, et que la moralité n’avait que très peu à voir là-dedans, c’était simplement que le président avait besoin de cette cause pour rallier le Nord contre le Sud. Ça change une perspective historique sur un moyen temps.
Une «atmosphère propice», est-ce que ça se crée depuis le haut vers le bas, comme aiment le penser les critiques de Trump que j’évoque, eux qui croient qu’un discours peut véritablement mettre le monde en mouvement dans une direction donnée? Ou est-ce que ça se crée du bas vers le haut, c’est-à-dire comme en 1963, quand le discours de Martin Luther King a cristallisé des mois et des années de mouvements populaires, beaucoup plus qu’il ne leur a donné naissance? Sûrement que la réponse, comme d’habitude, se situe quelque part entre les deux.
Pensez à vos vacances de l’été qui se terminaient il y a quelques jours. Qu’est-ce donc que des vacances, sinon créer des atmosphères propices à ceci, ou cela. La relaxation, l’amitié, l’amour, la paix, la joie, l’ivresse. Et vous le savez aussi bien que moi, ces atmosphères ne sont pas au rendez-vous chaque jour de vacances, chaque moment parfaitement prévu, comme le voudraient les Instagram alléchants du monde, imbibés d’apéros ensoleillés. Ces moments sont plutôt captables au détour d’une sieste d’après-midi, ou pendant une marche jusqu’au village pour acheter un magazine à potins; ces moments naissent, mystérieusement et magiquement, ça prend quelque chose de plus que 2000 piastres et une planif béton.
Je pense à ces concerts, à ces gros shows où ça sent fort la bière et l’herbe piétinée, avec Éric Lapointe qui sue sa vie sur les plaines. Une atmosphère propice à la fête, ça demande un lieu, un espace, où les lois deviennent un peu autre chose, où les mœurs se détendent et s’assouplissent juste assez, juste au bon moment, avec l’apogée qui se pointe parfaitement au détour de 23h. Il y a toujours quelque chose d’impondérable, qui fait en sorte que la sauce prend, que la pâte lève, et qu’Éric redevient, encore, le king.
Qu’est-ce que cet impondérable, voilà où j’en suis dans ma réflexion. Je n’ai pas de réponse. Et c’est justement ça: il ne faut pas qu’il y ait de réponse. L’atmosphère propice au mieux-être du monde ne viendra pas de Barack Obama no2 en 2020. L’atmosphère mettant fin à l’islamophobie ambiante et à la peur des immigrants au Québec ne sera pas atteinte par l’élection de qui que ce soit non plus. Elle viendra surtout de nous tous, et de quelque chose de plus qui naît quand nous y sommes tous, quand nous osons nous lever pour jouer notre petit récital devant la classe, et que la classe répond à notre regard, pour donner ce quelque chose d’impondérable qui est l’atmosphère elle-même, ce qu’on appelait jadis l’éther, à une autre époque de la pensée occidentale, ce quelque chose dans lequel nous baignons tous, et qui permet à des vecteurs de sens neufs de naître.
L’atmosphère ne se crée simplement pas avec un discours, j’en suis de plus en plus convaincu. Elle se développe tranquillement, comme le climat, et Greta Thunberg l’a bien compris. Il faut y être attentif, puis entamer dans le sens de la musique qu’elle permet, au moment opportun.