Voix publique

La régression tranquille

Je suis assise devant mon ordinateur, il fait un soleil magnifique, c’est le printemps, André Boisclair s’apprête à partir, enfin, et je préférerais tellement, tellement ne pas avoir à écrire sur ce qui m’inquiète, sur ce qui me fait jongler, comme disait ma mère.

J’aimerais tellement mieux me préoccuper du dernier Spider-Man ou du passage de Pierre Brassard à Flash. Tenez, même les niaiseries de Justin Trudeau, au moins, me feraient rigoler.

J’espère néanmoins que vous me pardonnerez d’être un peu plus sérieuse car -sans faire trop dramatique- je crois vraiment que nous sommes arrivés à un moment charnière au Québec.

Cette année, près d’un demi-siècle après le début de la mythique Révolution tranquille, on sent que le Québec entre de plus en plus dans une ère que je qualifierais de "régression tranquille". C’est comme si une partie de ce que nous avons construit, ce que nous nous sommes donné pour nous renforcer comme peuple et comme individus, nous glissait lentement mais sûrement des mains.

Et je ne verse pas ici dans la nostalgie bébête. Les choses changent, c’est normal. La question est plutôt: changent-elles pour le mieux? Je suis loin d’en être certaine.

LA PETITE VIE

Moins insulaire que jamais, le Québec semble être emporté par l’air du temps qui souffle sur plusieurs pays occidentaux depuis un bout de temps. On clame un peu partout la "fin des idéologies", la fin des grands rêves collectifs, aujourd’hui balayés par la dictature de la quotidienneté, de la petite vie.

Pas que la vie quotidienne soit sans importance. Elle en a. Ce qui m’inquiète, c’est de voir la quotidienneté en voie de devenir un projet politique en soi et prendre la place de ce qui, normalement, s’élève au-dessus de chacun, unit et transcende. Ce qui s’appelle se projeter dans l’avenir comme groupe, comme collectivité ou comme "nation", si vous préférez.

La quasi-victoire de l’Action démocratique, le 26 mars, en est une manifestation parmi d’autres. La classe moyenne veut qu’on s’occupe d’elle, les femmes désirant rester à la maison avec leurs enfants veulent leurs allocations, ceux capables de "se payer" une résonance magnétique ou un médecin au privé veulent avoir le droit de le faire, etc.

Pendant ce temps, la classe moyenne oublie les pauvres, à leur tour ridiculisés par un nouveau ministre de la "Solidarité sociale" (!), lequel, en disant que "les BS ont tout", n’a fait que dire tout haut ce que bien des élus, incluant des chefs de parti, pensent tout bas. Croyez-moi.

Si l’ADQ prend le pouvoir un jour et applique son programme d’un milliard de dollars d’allocations directes pour la garde des enfants, il en restera fort peu pour créer de nouvelles places en garderie publique, mais who cares?

Pour ce qui est du système de santé public, il a tellement été massacré depuis dix ans qu’il en est presque gênant de reprocher à quelqu’un de se précipiter au privé. Mais qui songe encore aux conséquences à long terme du retour d’un système dont l’accès aux soins est basé sur le revenu du malade et non sur son état?

Moi, je l’ai connu ce système-là, avec une famille pauvre et une soeur handicapée. C’était vraiment dégueulasse. Et on y retourne tranquillement…

Que dire aussi de l’irresponsabilité crasse du ministère de la Santé qui, à chaque reportage sur l’accroissement du privé, fait semblant de ne rien savoir et, surtout, de ne pas pouvoir intervenir? Qui ne dit mot consent, n’est-ce pas?

GROSSE FATIGUE

Et puis, il y a la question nationale qui semble fatiguer. Pauvre Québec. Fatigué après moins de 50 ans d’éveil politique… Sans égalité ni indépendance, gros Jean comme devant.

Essoufflés par le rêve de l’indépendance qui ne s’est toujours pas réalisé, et en partie écoeurés, avec raison, de voir le PQ obnubilé par le pouvoir depuis dix ans -sa rétention ou sa perte- au lieu de s’occuper de son option, on parle maintenant de la disparition possible de ce parti comme on parle de la température.

On confond le projet avec le roman-savon pathétique d’un chef incompétent qui n’en finissait plus de s’accrocher. On dit que ce n’est peut-être que "le parti d’une génération", que l’Union nationale, elle aussi, a disparu sans que ça fasse de drame. On dit que les Québécois ne veulent plus en entendre parler, qu’ils sont "ailleurs".

Eh oui. On dit bien des choses. Et à force de les répéter de manière mécanique, avec une touche de cynisme de circonstance, le danger est qu’on pourrait finir par les croire.