(Cet échange se passe quelque part en 2017. Les noms sont fictifs).
Dr Massé: "M. Grégoire, j’ai une mauvaise nouvelle. Votre fils, Jonathan, a un cancer très agressif. À 7 ans, il faut bouger rapidement."
Luc Grégoire: "Je suis prêt à tout pour le sauver!"
Dr Massé: "Avez-vous des assurances privées?"
L. Grégoire: "Non. Ma femme et moi, on a deux jeunes enfants, une petite maison à payer, des REER à cotiser – on est travailleurs autonomes, on n’a pas de fonds de pension. On n’a pas eu les moyens de prendre une assurance privée. Pourquoi vous demandez ça? Vous pouvez pas traiter Jonathan?"
Dr Massé: "Oui, mais ça vous prendrait des assurances privées. Ma liste d’attente pour les patients sans assurance déborde! Depuis que le gouvernement a suivi les recommandations du comité de Claude Castonguay et du Sommet sur la santé en 2008, sans que l’ADQ ou le PQ s’y opposent, les choses ont changé. Pour le pire."
L. Grégoire: "Comment ça?"
Dr Massé: "Depuis qu’on a ouvert la porte aux compagnies d’assurances et permis aux médecins de travailler dans le privé et dans le public – on appelle ça le "décloisonnement" -, beaucoup de médecins passent du temps au privé. C’est plus payant. Résultat: les listes d’attente ont explosé au public. Bref, même au public, sans assurance, vous allez attendre longtemps. À moins que vous vouliez payer de votre poche?".
L. Grégoire: "Quoi? On nous avait promis qu’avec plus de privé, ça "soulagerait" le système public, comme en France et en Allemagne?"
Dr Massé: "Vous avez cru ça? La grosse différence est qu’en France et en Allemagne, il n’y avait PAS de pénurie de médecins et d’infirmières comme au Québec. Ici, dès qu’on a ouvert les vannes au privé, comme on ne peut pas clôner les médecins, plus ils travaillent au privé, moins ils sont au public. C’est mathématique!"
L. Grégoire: "Oui, mais nos élites "pragmatiques, modérées et lucides" trouvaient ça bon plus de privé. Les fédérations de médecins et ceux qui voulaient "moderniser la social-démocratie" étaient pour. Ceux qui étaient contre, c’était des "dogmatiques, de la go-gauche du Plateau Mont-Royal! Pas vrai?"
Dr Massé: "Pauvre vous! Faut jamais se fier aux étiquettes. C’est trompeur. Mais on aime ça, au Québec, les guerres d’étiquettes. Comment voulez-vous gagner contre ceux qui se présentent comme les "modérés"? Faut dire qu’il y avait aussi beaucoup de boomers qui voulaient plus de privé. Ils pouvaient se le payer. Et les plus jeunes, qui croyaient dur comme fer que le système public était aussi fucké que dans Les Invasions barbares et qui n’avaient jamais connu ce que c’était AVANT."
"Et on ne vous a pas dit que les compagnies d’assurances privées feraient payer le gros prix pour leurs primes, qu’elles décideraient quel médecin vous pouvez voir et combien de fois, à quelles chirurgies vous avez droit et quels médicaments vous aurez. Et si vous avez été malade AVANT de pouvoir vous payer une assurance, vous devenez un "risque" élevé qu’elles vous feront payer encore plus cher. À moins qu’elles vous refusent complètement. Pour ce qui est des protocoles expérimentaux contre le cancer, oubliez-ça aussi! Pas une compagnie d’assurances veut payer pour ça! Ça coûte trop cher. Un système public universel, même imparfait, vise l’équité. Le privé vise le profit."
L. Grégoire: "Mais pourquoi on n’a pas des mutuelles d’assurances santé coopératives, comme en France, qui ont des taux très bas?"
Dr Massé: "Parce qu’ici, l’objectif réel était de rentrer le privé dans le système, dont les grosses compagnies d’assurances. En France, l’État couvre déjà beaucoup de choses, sans pénurie de médecins. Les mutuelles couvrent ce qui manque et elles ont une plus grosse base de population pour cotiser. Je vous dis que si, en 2008, chaque patient avait reçu un relevé des coûts réels des soins qu’il avait eus au public, personne au cerveau le moindrement fonctionnel n’aurait voulu plus de privé. Quand vous voyez qu’on vous a sauvé la vie pour 100 000 $, si vous n’êtes pas riche, vous comprenez trois choses très vite: vous n’auriez pas pu vous payer ça; même une compagnie d’assurances aurait imposé des limites; seul un système public peut vous couvrir. Demandez-le aux Américains."
L. Grégoire: "Alors, qu’est-ce que je fais pour Jonathan?"
Dr Massé: "Ce qu’on faisait AVANT le public: vous endetter! Et comptez-vous parmi les chanceux. Vous avez une maison que vous pouvez vendre et des REER à liquider. Vous aurez votre "liberté" à 75 ans plutôt qu’à 55, c’est tout! Vous pouvez aussi sortir votre autre enfant de son école privée. Avez-vous de la famille à qui vous pouvez emprunter?".
L. Grégoire: "Non. Tout le monde est serré, comme nous."
Dr Massé: "Dans ce cas-là, il vous reste les marches de l’Oratoire Saint-Joseph. Et n’oubliez pas que même si Jonathan s’en sort, quand il sera adulte, ayant été très malade, ses assurances vont lui coûter la peau des fesses!"