Voix publique

Blâmer la victime

Réglons ça tout de suite. Je n'aime pas les discours de victimisation. Mais des victimes, il arrive qu'il y en ait. Et il arrive même qu'on les blâme.

Prenez les reportages du Journal de Montréal sur la langue de service dans certains commerces de Montréal. Le scoop était en fait un secret de Polichinelle: le français s'y porte mieux qu'il y a 50 ans, mais Montréal s'anglicise lentement à nouveau.

En se faisant passer pour une anglo unilingue, une journaliste s'est fait embaucher dans 15 magasins du centre-ville, même sur le mythique Plateau Mont-Royal. Imaginez une franco unilingue tentant le même coup dans des boutiques de la rue Yonge à Toronto. IMPOSSIBLE.

Une constante dominait dans la cacophonie de réactions: c'est aux francophones à se faire respecter, à refuser de se faire servir en anglais, à montrer plus de fierté, etc. Bref, on blâme la victime et on exige qu'elle se fâche pour expier ses péchés. Bonjour l'autoflagellation!

Pauline Marois dit qu'"on ne se respecte plus" et qu'on est "trop accommodants" – le beau mot que voilà! Christine Saint-Pierre, ministre responsable de la loi 101, demande aux consommateurs d'être VIGILANTS et de remercier le ciel de trouver des jeux vidéo en français…

Bref, 30 ans après la loi 101, on demande aux francophones de retourner à cette espèce de guérilla linguistique que les plus de 40 ans ont menée dans les années 60 et 70 pour le minimum d'avoir un "bonjour" en entrant dans un magasin! J'ai vécu cette époque et je ne prends aucun plaisir à la revisiter aujourd'hui. C'était d'ailleurs pour délester les citoyens de cette guéguerre qu'en 1977, le gouvernement Lévesque avait adopté une loi 101 drôlement plus solide que dans sa version édulcorée actuelle.

Ce qui se passe est pourtant moins le résultat du comportement des francophones que de l'inaction sur ce front des gouvernements péquiste et libéral depuis 1996 et de la fusion de la Commission de protection de la langue française dans ce grand magma d'inefficacité gênante qu'est devenu l'Office québécois de la langue française.

Il n'est pas question ici de diaboliser la langue anglaise, mais sans un retour à un aménagement linguistique solide et des pénalités conséquentes à son non-respect, les francophones auront beau se plaindre, le résultat sera nul.

ET L'ARROGANCE, BORDEL?

Dans ce jeu de "blâmer la victime", on demande aux francophones de se faire "respecter", mais on ne parle pas du mépris et de l'arrogance de ces commerçants qui considèrent le français comme superflu et les francophones osant se plaindre comme des "chialeux". Mme Saint-Pierre croit même qu'"on ne peut pas dire qu'un unilingue anglophone n'a pas le droit de travailler au Québec". Il ne faudrait surtout pas traumatiser les pauvres gens qui refusent de parler la langue de la société dans laquelle ils vivent…

Mais la palme de l'insouciance va à Sébastien Proulx de l'ADQ. Tout jeune, il reprenait sans le savoir le discours d'Alliance Québec en disant qu'"une langue, ça ne s'impose pas". Il serait peut-être temps que certains adéquistes se sortent le nez des champs verdoyants d'Hérouxville et de ses lapidations imaginaires pour s'occuper aussi un peu de ce qui se passe à Montréal et dans l'Outaouais.

LE FRANÇAIS TOUJOURS MOINS PAYANT

Le dernier recensement l'a confirmé: le français recule. À Montréal, la difficulté d'être servi en français se vit et se sait. C'est anecdotique, mais en deux semaines, j'ai vu quatre médecins résidents unilingues anglophones, nés ici. Dans une soirée de magasinage sur Sainte-Catherine Ouest, chez les clients et les vendeurs, j'ai entendu très peu de français. Dans une boutique connue, vers 20 h 30, une vendeuse, une des rares francophones à y travailler, m'a dit que j'étais la première cliente à qui elle pouvait parler en français. Elle m'a aussi parlé du manque de respect de la maison mère de Toronto, qui leur envoie de plus en plus souvent du matériel publicitaire truffé de fautes de français. J'oubliais: cette histoire, on me l'a racontée aussi dans d'autres commerces.

Devant la commission Bouchard-Taylor, le mathématicien Charles Castonguay, l'expert numéro un au pays en matière d'assimilation linguistique, amenait un autre indice inquiétant. Citant le C.D. Howe Institute, il rappelait qu'en 2000, un unilingue anglophone au Québec gagnait toujours plus qu'un unilingue francophone (34 097 $ contre 29 665 $).

Les allophones ne parlant que l'anglais avaient un revenu moyen de 27 216 $ alors que ceux ne connaissant que le français gagnaient seulement 21 233 $. Cet écart est majeur et il s'élargit depuis des années. D'où la conclusion de Charles Castonguay: "Dans le monde du travail, l'anglais est finalement plus payant que le français au Québec." Et d'où sa question dangereusement pertinente: "Sommes-nous en train de former, à même la population allophone, un sous-prolétariat de langue française?"

Mais ne retenez pas votre souffle. Ni nos gouvernants, ni les commissaires Bouchard et Taylor n'oseraient soulever eux-mêmes une question aussi dérangeante…