Voix publique

Le syndrome de Lucien

Lorsqu'il était PM, Lucien Bouchard était un charismatique émotif au penchant certain pour l'hyperbole et la dramatisation. Dès que des voix souverainistes osaient lui signaler un désaccord, il le prenait personnel et tendait à se voir comme la victime de sa "famille" politique. Au point d'ailleurs où il a fini par la quitter.

Sa "famille", il la voyait toujours à un cheveu de verser dans l'intolérance, tandis qu'il se voyait incarnant la modération, l'ouverture et le gros bon sens. Ironiquement, telle fut à peu près la réaction courroucée de Gérard Bouchard, le frère de Lucien, face à ceux de "sa" famille politique ayant osé des analyses critiques du rapport Bouchard-Taylor.

Que M. Bouchard rétorque à ses critiques est normal et attendu. Malheureusement, dans Le Devoir du 10 juin, le sociologue a troqué le débat d'idées contre l'inquisition et l'hyperbole. Il accuse ses critiques de "compromettre le pluralisme en matière de rapports ethniques (sic)"; d'imprimer une orientation au débat "susceptible de creuser des clivages ethniques et d'instituer des tensions déplorables entre Québécois"; de semer "la peur"; "de tenir un discours "propre à affaiblir la nation québécoise en la divisant et en la ramenant en arrière, au temps de la survivance frileuse et peureuse", et j'en passe. N'y manque que la menace à la paix sociale! On croirait presque entendre Lucien en 1996 s'exclamer que si son parti exigeait de renforcer la loi 101, il ne pourrait plus se regarder dans le miroir devant autant d'intolérance…

Pour mieux dramatiser la scène, Gérard Bouchard campe bien les personnages. D'un côté, il place les "méchants" (ses critiques), et de l'autre, les "bons" (lui-même et Charles Taylor), lesquels n'avanceraient que des "propositions modérées et des formules de bon sens qui sont une invitation à la sagesse collective". Comment s'opposer à autant de vertu sans être soupçonné des pires intentions?

LE MAILLON FAIBLE

Pourtant, même si le rapport B&T contient quelques bonnes idées, son maillon faible demeure. Ce maillon, c'est l'évacuation totale de la dimension politique, un aspect pourtant déterminant dans la construction d'une identité québécoise multiethnique, mais véritablement nationale et de langue française. Comment penser raisonnablement cette problématique comme si les rapports entre francophones et minorités se vivaient dans une bulle apolitique?

Comment nier que dans un Québec sans indépendance ou statut particulier au Canada, la majorité francophone demeure une fausse majorité nationale, la véritable étant l'anglo-canadienne? Comment nier que cela rend plus difficile l'adhésion des nouveaux arrivants à une identité québécoise alors que leur adhésion à l'identité canadienne est sollicitée de manière prioritaire? Il est là, le nerf de la guerre.

Mais pour "construire un avenir rassembleur", pour reprendre leur expression, B&T n'en disent mot. Ils passent plutôt la commande à la majorité francophone en ces termes: "régler le problème du sous-emploi chez certaines minorités"; "rejeter les peurs et la tentation du repli sur soi"; "penser la pluriethnicité autrement que comme une série de "Nous" juxtaposés"; "éviter de diriger contre toute religion le ressentiment lié à un passé catholique"; "être davantage consciente des répercussions que peuvent avoir sur les minorités les mouvements d'humeur du majoritaire". Que de péchés à expier pour les seuls francophones dans un contexte que B&T dépolitisent complètement!

À ce compte, discourir sur les distinctions sibyllines entre le multiculturalisme à la Trudeau et l'interculturalisme à la B&T est certes un bel exercice intellectuel, mais il est déconnecté du réel. À preuve, cette affirmation surprenante de B&T: le "cadre d'opération de l'interculturalisme est le Québec en tant que nation, tel qu'il a été reconnu par tous les partis politiques québécois et par le gouvernement fédéral". Ah bon? B&T ignorent-ils que cette reconnaissance est symbolique, qu'il n'en découle aucun pouvoir concret? Il ne suffit pas de répéter le mot "nation" de manière incantatoire pour que ses effets politiques se matérialisent par magie.

Mais Bouchard affirme que s'il a ignoré la dimension politique, c'est parce que la commission était présidée par un souverainiste et un fédéraliste. Sans blague? Dans le Voir du 22 mai, voilà ce que j'en écrivais: "Ratoureux, (Charest) a réuni un souverainiste et un fédéraliste admiratif du modèle canadien. L'espoir étant qu'ils se neutralisent l'un l'autre et finissent par évacuer la question du statut politique du Québec et de la compétition ouverte que livre après des immigrants une identité canadienne majoritairement anglophone." Mission accomplie! Si M. Bouchard a accepté d'ignorer cet aspect central du "malaise identitaire", il ne doit toutefois pas s'offusquer d'en voir d'autres tenter de l'appréhender dans sa dimension plus globale.

PAS SI NEUTRE QUE ÇA

Bizarrement, au Québec, dès que la question nationale est évacuée, on dit que c'est "politiquement neutre". Mais, dans les faits, le rapport B&T est-il vraiment "neutre"? En ignorant l'impact que pourraient avoir la souveraineté ou un statut particulier, B&T ont choisi de penser le problème et leurs recommandations dans le cadre du fédéralisme actuel. C'est un choix. Il est légitime, mais il n'est pas politiquement neutre.

B&T ont aussi choisi d'ignorer la question linguistique et d'envoyer le message contradictoire voulant que le Québec soit déjà une société ouverte, mais où les francophones devraient, comme si ce n'était déjà fait, ne pas céder "à la tentation du retrait et du rejet, ni s'installer dans la condition de victime".

Ces choix, dont un vocabulaire culpabilisant pour les francophones, expliquent peut-être pourquoi M. Taylor, contrairement à M. Bouchard, n'a reçu que des éloges de SA propre famille politique.