Voix publique

La vie n’est pas simple

S'il y a une chose que certaines réactions exacerbées à la remise de l'Ordre du Canada au Dr Henry Morgentaler ont fait ressortir, c'est la raison pour laquelle, depuis sa décriminalisation en 1988, il est impossible au Canada de débattre raisonnablement l'exercice du droit à l'avortement.

À première vue, on croirait que cette raison est la nuisance exercée par le choc de deux visions manichéennes et idéologiques. La première est la soi-disant "pro-vie". Opposée au principe même de l'égalité des femmes, elle s'inspire en partie de doctrines religieuses ultraconservatrices. Pour ces fondamentalistes, de foi chrétienne ou autre, tout arrêt de grossesse est immoral et un crime contre l'humanité. La seconde vision, héritée de la frange plus radicale du féminisme, prône l'accès inconditionnel à l'avortement sous prétexte que tout encadrement porterait atteinte au droit des femmes à disposer de leur corps.

Mais lorsqu'on y regarde de plus près – l'épisode de l'Ordre du Canada en est une puissante démonstration -, on voit à quel point la première vision, parce que nettement plus vocale et organisée, demeure l'empêcheur numéro un de toute tentative de combler le vide juridique laissé par la décriminalisation de l'avortement à l'aide de balises fondées sur la raison et la science, mais également sur l'empathie et le respect des droits des femmes. L'ironie ultime est que ce vide juridique continu, et auquel les "pro-vie" s'opposent pourtant, est dû en bonne partie à leur propre levée pavlovienne de boucliers ou de crucifix au moindre murmure du mot "avortement".

Car que dire devant un Jim Hughes, président canadien de la Campaign Life Coalition, lorsqu'il traite Henry Morgentaler de "tueur professionnel de bébés"? Ou lorsque l'archidiocèse catholique de Toronto demande aux Canadiens de prier "pour la fin de la malédiction de l'avortement"?

Bien sûr, tout individu, Église ou lobby a le droit d'exprimer son opposition au droit à l'avortement. Il en va de la liberté d'expression. Là où le bât blesse dans le cas Morgentaler, c'est lorsqu'ils réclament qu'on lui retire son prix. (Nous en sommes aussi à deux anciens récipiendaires catholiques à avoir rendu leur Ordre du Canada en protestation.) Et ce, sans compter la propension générale de ces lobbys à exciter des esprits plus fragiles en traitant de "meurtriers" les médecins faisant des avortements. Ces lobbys ont pourtant leurs entrées privilégiées dans les coulisses du pouvoir. Pas surprenant qu'ils aient félicité le député conservateur ayant présenté le projet de loi C-484, dont même les médecins disent qu'il cherche à recriminaliser l'avortement en accordant un statut juridique au fotus.

De ces jours, l'influence des lobbys se disant "pro-vie" est décuplée par la présence à Ottawa d'un gouvernement ultraconservateur, mais aussi par celle, grandissante, des groupes religieux aux États-Unis. Même Barack Obama les courtise par opportunisme en s'engageant à construire un "partenariat privilégié" entre la Maison-Blanche et ce que les Américains appellent les faith-based groups. Promettant de créer un Council for Faith-Based and Neighbourhood Partnerships qui recevrait un financement et des avantages fiscaux supérieurs à ceux accordés par les présidents précédents et même l'actuel, Obama n'est pourtant pas sans savoir que cela ne ferait que les renforcer.

ENTRE LES EXTRÊMES

Et puis, entre les extrêmes, il y a la vraie vie avec toute sa complexité, ses imperfections. Il y a des femmes dont les niveaux d'éducation et contextes socioéconomiques sont à géométrie variable. Il y a tous ces gens, croyants ou non, qui sont raisonnables, empathiques et raisonnés.

Ils savent que la plupart des femmes ne se font pas avorter pour des raisons frivoles; que les circonstances dictent souvent cette décision douloureuse; que l'aide manque gravement à certaines femmes qui, mieux appuyées, prendraient une autre décision; qu'il arrive que l'éducation sexuelle et la contraception, auxquelles les lobbys religieux s'opposent d'ailleurs, soient déficientes ou inaccessibles; qu'il existe aussi des conjoints irresponsables ou qui déguerpissent dès que le test de grossesse est positif, etc. Eh non. La vie n'est pas simple. En témoignerait sûrement ce bébé naissant abandonné cette semaine dans un hôpital montréalais par sa jeune mère. Peut-être que cette femme est une jeune écervelée, mais peut-être qu'elle est tout simplement en détresse et a grandement besoin d'aide.

C'est pourtant à cette imperfection des circonstances de vie qu'a cherché à répondre Henry Morgentaler, lui-même un survivant de l'Holocauste. Une chance qu'il a fait ce qu'il a fait.

La vérité est que personne n'est "pour" l'avortement. C'est un geste grave. L'important est que les femmes y aient droit et puissent se faire avorter de manière légale et sécuritaire lorsqu'elles doivent le faire, et de voir aussi à augmenter les ressources pouvant mener parfois à considérer une autre option.