Voix publique

Légende urbaine

Il y a de ces légendes urbaines qui ont la couenne dure. Prenez celle-ci: au Canada et au Québec, les entreprises paient trop d'impôts; ça nous rend moins "concurrentiels"; si on ne les baisse pas, des entreprises et des sièges sociaux quitteront le pays pour aller se réfugier dans des paradis fiscaux étrangers. Et patati, et patata…

Eh bien, surprise, surprise! Le paradis fiscal pour les compagnies, c'est ici! Et ce n'est pas la méchante "go-gauche" du Plateau Mont-Royal qui vous le dit. Ça vient directement de KPMG, une firme comptable réputée et tout ce qu'il y a de plus "pro-business". Dans La Presse de mardi, tout un titre: "Le Canada, paradis fiscal des entreprises". Et tout un premier paragraphe: "Contrairement à la croyance populaire, le Canada est l'un des pays du monde industrialisé où les entreprises paient le moins d'impôts."

KPMG a écumé le profil fiscal de corporations dans 10 pays industrialisés et 102 villes. Non seulement Montréal, Vancouver et Toronto sont-elles des paradis fiscaux en "recherche et développement", mais l'ensemble des compagnies canadiennes paient 21 % moins d'impôts que les sociétés américaines!

Alors, d'où peut bien venir cette fameuse "croyance populaire" voulant que les entreprises croulent sous les impôts dont il faudrait évidemment les soulager? Bien, voyons! Si "croyance populaire" il y a, c'est qu'elle fut fort bien formée par les mêmes compagnies et lobbys pro-business qui colportent cette fausseté depuis longtemps, et dont on rapporte souvent les propos sans trop d'analyse critique.

Que ce soit l'Institut économique de Montréal, le Conseil du patronat, les Lucides de Lucien ou quelque autre clone, tout ce beau monde exige depuis des lunes ce qu'ils appellent une "fiscalité plus compétitive" pour les compagnies. Eh bien. Bravo! Courtoisie des gouvernements fédéral et provinciaux, leur cabale incessante auprès de l'opinion publique leur aura valu de remporter le gros lot: le Canada est devenu un paradis fiscal pour les compagnies, tout juste derrière les Pays-Bas et le Mexique.

Pourtant, ces données sont connues depuis longtemps. En d'autres termes, le milieu des affaires exige des baisses d'impôts depuis des années en même temps que les gouvernements lui en donnent de plus en plus! Selon Gaétan Breton, professeur de sciences comptables à l'UQAM et auteur de plusieurs ouvrages sur les finances publiques, "ça fait longtemps que les documents du gouvernement du Québec observent que les compagnies paient moins d'impôts ici et que Montréal est la ville où ça coûte le moins cher au Canada pour lancer une entreprise! En fait, la situation ici est TRÈS favorable aux compagnies. Ce qu'on entend du milieu des affaires, c'est juste des discours pour faire peur au monde, pour leur faire croire que s'ils n'acceptent pas qu'on baisse toujours plus les impôts des entreprises, elles vont aller ailleurs et donc, qu'ils vont perdre leurs jobs"!

On l'entend souvent, celle-là: si on ne "libère" pas le capital, de plus en plus de sièges sociaux quitteront aussi. Mais surprise, surprise! Depuis sept ans, malgré les généreuses baisses d'impôts et de taxes, sans compter les subventions gouvernementales, Montréal a perdu 15 de ses 92 sièges sociaux majeurs (La Presse, 15 juillet). Même Toronto en a perdu 17 sur 190.

LE VRAI DÉSÉQUILIBRE FISCAL

Et là, on touche au nerf de la guerre: depuis que les compagnies se plaignent de payer trop d'impôts, et que nos élus les en soulagent volontiers, la proportion de l'assiette fiscale totale des gouvernements provenant des particuliers n'a cessé d'augmenter. Bref, les particuliers compensent.

Résultat: avec la multiplication des subventions et avantages fiscaux aux entreprises, les particuliers fourniraient maintenant près de 80 % des revenus autonomes* du gouvernement du Québec (*sans compter ce qui vient d'Ottawa). Donc, plus la proportion des revenus provenant des entreprises diminue, plus celle des particuliers augmente. C'est ce qu'on appelle un VRAI déséquilibre fiscal.

Mais on sait que quiconque ose revendiquer un rééquilibrage plus équitable entre les entreprises et les particuliers se fait invariablement traiter d'australopithèque. L'usage même du mot "impôt" est de plus en plus perverti. Prenez son très populaire présumé synonyme: "fardeau fiscal". En entrevue, Gaétan Breton fait aussi remarquer à quel point on le sert à toutes les sauces, sans trop réfléchir aux effets de son usage répété. (Dans l'article et le tableau publiés dans La Presse de ce mardi, on le retrouvait sept fois!)

Il fut pourtant un temps où payer des impôts, même si ce ne fut jamais une activité "agréable" en soi (!), voulait dire contribuer au bien commun. Aujourd'hui, on ne parle plus que de "fardeau". C'est une chose d'en contester l'utilisation qu'en font parfois les élus, mais c'en est une autre d'en faire un mot plus ou moins sale. À force de diaboliser l'impôt, on se retrouve aujourd'hui avec un méga-problème: les plus "soulagés" de ce supposé fardeau sont les plus riches, dont les corporations. Bien sûr, si on recommençait à voir les taxes et les impôts comme une contribution au bien-être général, on exigerait que les compagnies y participent selon leur véritable capacité… Ce qui, en passant, ferait baisser les impôts des particuliers, pour vrai, et de manière plus responsable.

Vous et moi, si on gagne suffisamment d'argent pour payer de l'impôt, plus on en gagne, plus on paye d'impôts et plus on contribue à notre société, non? Alors, comment se fait-il que la même logique s'applique de moins en moins aux compagnies? Je sais, je sais. Poser la question, c'est y répondre…