Voix publique

Le clientélisme chirurgical

Rassurez-moi. Dites-moi qu'il ne reste plus un seul Canadien croyant Stephen Harper lorsqu'il jure dur comme fer qu'il ne cherche PAS à obtenir une majorité! Non seulement, il en veut une. Mais il y travaille comme un fou depuis son élection en janvier 2006.

Son plus proche conseiller, Tom Flanagan, ne s'en cache pas dans ses écrits. L'objectif est triple: 1. Passer d'une droite unie à un gouvernement minoritaire, puis majoritaire; 2. Remplacer le Parti libéral comme "Canada's natural governing party"; 3. Détrôner le libéralisme en faisant du conservatisme la "philosophie politique dominante du pays". Tout un plan de match!

Pour ce faire, la stratégie de Harper est de "diviser pour régner"(1). Recette: gagner des votes en s'appropriant un enjeu qui divise l'électorat et les autres partis. Exemple: en donnant seulement l'impression de vouloir ouvrir le débat sur l'avortement avec le projet de loi C-484 et en s'opposant à l'Ordre du Canada donné à Henry Morgentaler, Harper a consolidé ses appuis dans sa base et divers lobbys religieux influents et généreux pour les coffres du PC. Mais il a aussi grugé des appuis anti-avortement chez les autres partis.

Ce qu'on dit moins, c'est comment Harper et ses conseillers ont opérationnalisé le tout. Leur méthode: un clientélisme d'une précision chirurgicale. Du grand art! Le clientélisme, ça sert à consolider la base d'un parti, mais aussi à élargir son bassin de votes en grugeant aux adversaires une plus grande part du marché électoral. C'est un must pour passer de minoritaire à majoritaire. Le clientélisme, c'est identifier des groupes-cibles d'électeurs, lister leurs préoccupations et y répondre sous forme de promesses, de politiques ou de symboles. Mais le war room de Harper va encore plus loin. À l'aide de firmes spécialisées, il a monté une banque de données personnelles sans précédent sur des "microcibles": de petits groupes d'électeurs dotés de réseaux communautaires ou religieux plus ou moins élargis. Cette banque sophistiquée permet au PC d'entretenir un contact personnel avec ces électeurs par courriel, les cartes de souhaits ou le téléphone(2).

Autre exemple de clientélisme: en courtisant les éléments les plus socialement conservateurs de diverses communautés ethniques, il y a brisé le monopole du PLC. On a même vu Harper à l'ouverture de la plus grande mosquée de l'Ouest canadien! En appuyant l'invasion israélienne du Liban alors que le PLC s'y opposait, Harper s'est aussi ouvert les portes de certains gros donateurs de la communauté juive de Toronto et de Montréal – un autre coup dur pour ce pauvre PLC.

Au Québec, Harper n'a épargné aucun effort. Il s'est approprié les trois revendications du Bloc et du PQ depuis la défaite référendaire: régler le déséquilibre fiscal; reconnaître la "nation" québécoise; et une place à l'UNESCO. Ce faisant, il a renforcé Charest, en a pris tout le crédit et broute de plus en plus dans la talle bloquiste des nationalistes dits mous.

Sachant que Montréal lui résiste, mais que le Bloc est perçu comme trop "montréalocentrique" par les régions, Harper a monté une organisation forte à l'extérieur de la métropole. Avec ses huit députés, Harper a aussi fait pleuvoir l'argent sur Québec pour son 400e et y a multiplié les visites. Quant aux autres régions, l'absence de référendum et le conservatisme du PC lui permettent d'amputer le Bloc d'un certain nombre de votes nationalistes de droite.

Gilles Duceppe semble toutefois avoir enfin compris. Il se montre tout à coup plus combatif pour défendre les intérêts des régions. Bref, la bataille est serrée, mais elle n'est pas terminée.

Mais combien vous pariez que s'il est réélu, question de se renforcer encore et de donner un autre coup de pouce à Jean Charest, Harper la lui donnera sa "souveraineté culturelle" et ce, avec une simple entente bilatérale? Et vlan! Un autre beau cadeau de mon oncle Stephen!

TRANSFORMATION EXTREME

Petit problème: les femmes, naturellement rébarbatives au PC. Voilà donc Harper métamorphosé en papa gâteau, plus mince, le cheveu moins gris, le sourire facile, la voix posée, le regard attendri, le pull bleu pâle, les doigts sur le piano et les bras berçant les bébés pendant qu'il multiplie les annonces ciblées sur les familles. Ce n'est pas un politicien, c'est une machine!

Résumons: Harper profite de la division objective du vote non conservateur entre le Bloc, le NPD, les Verts et le PLC. Mais il a aussi soit créé, soit alimenté d'autres fronts de division pouvant lui profiter. Au Canada anglais: au sein des communautés culturelles et religieuses. Au Québec: entre nationalistes mous et durs ainsi qu'entre Montréal et les régions. Et la campagne électorale est loin d'être terminée!

Mais la transformation la plus extrême de Harper porte sur ses idées. Ou sur la manière de mieux les faire oublier. Face à des adversaires se tuant à dénoncer sa vision ultraconservatrice – un fait pourtant documenté -, Harper se dit dorénavant allergique aux "grandes visions". Dans un contexte économique incertain, il se dit maintenant "centriste" et "pragmatique", ne voulant que bien "gérer" le Canada. Son message: vous avez peur de moi? Voyons donc! Je ne suis qu'un bon-gentil-gérant-sans-agenda-caché!

Et pourtant, nonobstant ses plus fines stratégies clientélistes, disons qu'avec Paul Martin et ensuite Stéphane Dion comme seule alternative, Harper aura eu aussi, du moins jusqu'ici, la partie plutôt facile…

(1) Alec Castonguay, "Diviser pour régner", L'Actualité, 1er octobre 2008.

(2) Michael Valpy, "What the Tories know about you", Globe & Mail, 13 septembre 2008.