Voix publique

À la vitesse de l’éclair

Ça s'est passé à la vitesse de l'éclair. Tellement rapidement, en fait, qu'on ne l'a même pas vu passer. Je parle ici d'un exercice de manipulation de l'opinion publique formidablement bien réussi.

Réussi au point d'avoir provoqué un réalignement des perceptions face aux forces politiques canadiennes actuelles. Et un changement qui, pour le moment, avantage le gouvernement Harper.

Je vous parle de l'extrême facilité avec laquelle, dès le début de la campagne, Stephen Harper, tel un grand metteur en scène, a redistribué les "rôles" entre les différents partis sans même que ce pauvre Stéphane Dion ne s'en rende compte! Le Parti conservateur s'est autobaptisé "centriste et pragmatique" en même temps qu'il présentait ses quatre adversaires, le Bloc, le NPD, les Verts et le Parti libéral, comme des partis "de gauche" – une "gauche" décrite depuis comme étant évidemment "divisée". Nous voilà donc en plein théâtre de l'absurde: le PLC passant maintenant pour un "parti de gauche"! Jean Chrétien doit se frapper la tête sur le mur en se levant chaque matin alors que Harper doit se pincer de plaisir.

Et la formule prend! Comme tant d'autres l'ont fait, un collègue de La Presse écrivait, cette semaine, qu'il y a "congestion" à la gauche entre libéraux, néo-démocrates, verts et bloquistes! Qu'on qualifie ces quatre partis de "non-conservateurs", soit. Mais qu'on place le PLC à gauche? Soyons sérieux. Pourtant, c'est chose faite. Dans le Canada central, comme on l'appelle, l'effet de la répétition constante de la formule se fait sentir hors des grands centres urbains. En Ontario, le PLC y goûte à l'extérieur de Toronto. Au Québec, le Bloc, l'autre parti dit de gauche, se fait talonner par le PC en région.

Bref, tout se passe comme si les mots n'avaient plus de sens. Harper a expulsé le PLC de sa niche traditionnelle – le centre – pour s'y loger confortablement lui-même. Et ce, même si le conservatisme de Harper est tel qu'il ferait passer Brian Mulroney pour Che Guevara et Lucien Bouchard pour Fidel Castro!

TOUT LE MONDE A GAUCHE!

Comme bonus, cette usurpation du centre par Harper offre un triple avantage en période d'insécurité économique: 1) De nombreux électeurs se cherchent un leader aux allures fortes, semblant néanmoins raisonnable et parlant la langue du "vrai monde" – un papa protecteur capable de les rassurer en des temps incertains. Harper et ses candidats répètent cette ligne de plus en plus souvent, mais sous forme de question rhétorique: "qui va diriger le gouvernement durant cette période d'incertitude économique mondiale, et qui est le plus en mesure d'amener des résultats concrets pour vos familles et vos régions?". 2) Un discours centriste, même factice, est également plus à même de séduire une partie des 25 % actuels d'indécis – une tranche de l'électorat qui fuit comme la peste ce qu'elle voit, à tort ou à raison, comme des partis plus à l'extrême et qui n'a rien à cirer d'une terminologie trop complexe. 3) Comme les mots "droite", "gauche" et "centre" sont vidés de leur sens, les promesses de gouvernance à la petite semaine évacuent du débat public l'enjeu le plus fondamental de la campagne: dans quel type de société voulez-vous vivre? Plus individualiste? Axée sur un meilleur partage de la richesse? Ou préférant le statu quo?

Résultat: quiconque ose trop qualifier le PC de "droite" – ce qu'il est pourtant objectivement -, se fait accuser de sortir les "épouvantails" et de mener une "campagne de peur". Même les artistes s'exprimant contre les compressions en culture, pourtant imposées pour des raisons idéologiques et non rationnelles, se font traités de corporatistes et de bébés gâtés. Si ça continue, Harper passera bientôt pour la pauvre victime de chialeux professionnels incapables de se responsabiliser eux-mêmes…

Vos paupières sont lourdes…

Cette semaine, dans le Globe & Mail, voilà même Lysiane Gagnon donnant le ton pour la suite: "Do not fear a Tory majority". Vos paupières sont lourdes: n'ayez pas peur bonnes gens, dit-elle, car un gouvernement Harper majoritaire serait plus "centriste" encore, plus inoffensif donc, que lorsqu'il était minoritaire! Comment ça, vous vous demandez? C'est que pour conserver le pouvoir, écrit-elle, Harper finirait bien par gouverner au centre, comme les autres l'ont fait avant lui. Vraiment?

Pas sûre de ça. Primo: le nouveau PC n'est PAS un parti fédéral comme les autres. Alors que le PLC est un parti de pouvoir relativement pragmatique, le PC de Harper, né de la fusion du parti progressiste-conservateur et de l'Alliance canadienne, est le premier parti véritablement idéologique à former un gouvernement à Ottawa depuis plus de 50 ans. Comme pour le PLC, son objectif est de prendre et de conserver le pouvoir. Mais le PC veut le faire – reprenant ici les mots de Tom Flanagan, le principal stratège de Harper – afin que le conservatisme remplace le libéralisme au Canada comme "philosophie politique dominante". Bref, à moins que Harper ne renie jusqu'à ses propres convictions les plus profondes, il est peu probable qu'il gouverne au centre, même s'il devient majoritaire.

Deux autres preuves récentes à ce dossier: sa promesse d'étendre les sentences de prison à vie à des adolescents de 14 ans (16 ans au Québec) trouvés coupables de crimes violents. Quant au projet de loi C-484, que plusieurs ont dénoncé comme ouvrant la porte à une recriminalisation de l'avortement, le PC promet de le présenter à nouveau sous une autre forme, mais sans dire laquelle.

Si c'est ça gouverner "au centre", on se demande bien de quoi gouverner "à droite" pourrait avoir l'air…