Voix publique

Les intouchables

Avouez qu'il était élégant notre milieu des affaires réuni sagement à la Chambre de commerce pour entendre Henri-Paul Rousseau. Quel beau et touchant portrait de famille.

Et pourtant, on les sentait mal à l'aise. Un brin tendus. On ne les sentait pas contents, ces intouchables de la cité, habitués à des cercles plus discrets et plus feutrés, obligés de défiler devant les caméras pour soutenir un des leurs dans son épreuve de devoir dire quelque chose sur la perte colossale de 39,8 milliards de dollars à la Caisse de dépôt et placement. Question de délester ce pauvre gouvernement Charest, lequel refuse, lui aussi, toute responsabilité.

Presque gênés, les intouchables. En fait, il n'y avait là qu'une partie de ceux, et plus rarement celles, qu'on appelle le Québec inc. – ce cénacle de chefs de grandes entreprises et d'avocats d'affaires renommés, incluant quelques anciens premiers ministres. Ce club sélect a l'influence discrète, mais lourde. Ce sont des "décideurs". Ils aiment discuter d'"industrie" de la santé et de "libération" du capital. Ils le font dans les bals de levées de fonds, les salles de conférences, les beaux restaurants et, parfois même, dans un manifeste. L'été, ils le font au bord du lac Memphrémagog ou Massawippi, où hommes d'affaires et premiers ministres vont se reposer de leurs lourdes responsabilités. Maintenant chez Power Corporation, Henri-Paul Rousseau est devenu membre à vie du club des intouchables.

Vous me direz que toute société occidentale normalement constituée a son propre business inc. Très vrai. Mais la petite taille du Québec fait que ce cénacle est très, très restreint. Un énorme pouvoir d'influence se retrouve donc concentré dans très peu de mains. Et tout ce beau monde tend à se nommer entre eux à des postes de plus en plus influents, tout en passant le témoin à leurs enfants. En sciences po., on appelle ça de la "cooptation". Le Petit Robert la définit comme l'"admission par privilège" ou la "nomination d'un membre nouveau, dans une assemblée, par les membres qui en font déjà partie". Cherchant à perpétuer leur pouvoir d'influence, les cooptés s'assurent de partager les mêmes idées. Et, bien sûr, de se protéger les uns, les autres. Ex.: après la prestation de M. Rousseau, le consensus chez ses pairs était qu'il avait tout dit et que, par conséquent, une commission d'enquête sur les pertes de la Caisse était inutile. La solidarité entre intouchables est toujours un spectacle émouvant.

Y A-T-IL UN GOUVERNEMENT DANS LA SALLE?

Il n'y a finalement que les citoyens-actionnaires de la Caisse, les partis d'opposition et nous, les méchants journalistes, pour trouver que le beau discours de M. Rousseau n'a rien expliqué de la performance nettement inférieure de la Caisse de dépôt par rapport à celle des autres caisses canadiennes, du rachitique 17 % d'actifs qu'elle investit dans l'économie québécoise, des bonus de ses ex-collègues ou de sa propre prime de transition de près de 400 000 $, payée à même les fonds publics et empochée alors qu'il transitait vers un nouveau poste au salaire de multimillionnaire.

Il y aura peut-être, ou non, une commission parlementaire. Mais le gouvernement Charest refuse de prendre le seul moyen susceptible d'aller au fond des choses: une enquête indépendante ou un mandat spécial d'enquête donné au Vérificateur général. Les intouchables peuvent donc dormir tranquilles.

Un seul os dans leur soupe: la vaste majorité des Québécois ne la trouve plus drôle. L'humeur populaire est maussade. Un sondage Léger Marketing montre que le taux de satisfaction envers le gouvernement Charest a chuté à 38 %! Son inaction sur plusieurs fronts lui coûte. Fraîchement élu majoritaire, il vieillit déjà vite et mal. Comme en 2003. Dans son discours inaugural, voilà donc qu'inquiet, M. Charest pointe timidement le doigt vers la Caisse, sans toutefois blâmer l'intouchable en chef. Et le voilà s'engageant à "rétablir la confiance des Québécois" envers la Caisse. Mais sans enquête, on voit mal comment il pourra le faire. M. Charest a aussi appelé les Québécois à se "sentir responsables les uns des autres" et à lui faire "confiance" pour "traverser cette crise". Encore de fort jolis mots. Mais au-delà de la rhétorique, on sent que face à la crise, la population est fatiguée de sentir une telle absence de leadership et d'imputabilité. De fait, la nature abhorrant le vide, la société civile et ses leaders d'opinion prennent de plus en plus le relais. Ce sont eux qui ont mis fin à la saga des plaines d'Abraham et qui se sont mobilisés contre le gouvernement Harper au point où ils l'ont empêché d'avoir sa majorité. Et ce sont encore eux qui exigent des réponses sur la Caisse et montent au front contre l'arnaque des partenariats public-privé pour le CHUM.

Y a-t-il un gouvernement dans la salle? Où est passé tout ce beau discours sur l'"écoute" de la population?