Voix publique

Les canards boiteux

Question: qu'ont en commun Jean Charest et Stephen Harper par les temps qui courent? Primo: ils ont chacun réussi à diviser leur caucus en mettant leur aile "traditionnelle" en colère. Secundo: ils ont tous deux un petit air de canard boiteux et le mot "sortie" tatoué sur le front.

LE CAS HARPER

La division de son caucus est venue de sa précipitation suicidaire à traiter Brian Mulroney en lépreux pour avoir accepté quelques centaines de milliers de dollars en argent comptant du lobbyiste Karlheinz Schreiber. C'était oublier que les pro-Mulroney, l'aile progressiste-conservatrice du PC, demeurent d'une loyauté féroce envers leur ancien patron. Au PC, on ne touche pas à Mulroney impunément. Mais devant le maniaco-contrôlant Harper, ils se sont tus. Ce qu'ils ne font plus! Et ce, pour quatre raisons: la comparution de Schreiber devant la commission Oliphant; cette histoire grotesque d'un coulage venu du bureau de Harper voulant que Mulroney ne soit plus membre de son propre parti; la chute du Parti conservateur au Québec et en Ontario; l'arrivée d'un chef plus menaçant à la tête du Parti libéral. Bref, rien ne délie mieux les langues que d'être dirigé par un canard boiteux claudiquant vers une défaite de plus en plus probable…

UNE CRÉATION À LA FRANKENSTEIN

Il faut dire que le mariage entre l'ancien Parti progressiste-conservateur et l'Alliance canadienne, elle-même la fille du Reform Party, était contre nature dès le début. Disons que sa création à la Frankenstein visait aussi trois objectifs aux ambitions frôlant le délire. 1) Unir la droite pour remplacer le PLC en tant que natural governing party of Canada. 2) Assurer la domination de l'aile progressiste-conservatrice du Québec et de l'Ontario par l'aile ultraconservatrice de l'Ouest canadien. 3) Faire de l'ultraconservatisme à la sauce républicaine américaine l'idéologie dominante au pays. Mais oups… En échouant dans sa quête d'une majorité deux fois de suite, le délire harpérien s'est heurté à un mur.

Les erreurs de Harper? Un aveuglement idéologique l'empêchant de voir que sa vision n'est PAS celle de la plupart des Canadiens; ses nombreuses erreurs stratégiques; le fait d'avoir laissé tomber M. Mulroney comme un sac de patates pourries; et cette crise économique venue discréditer son idéologie anti-étatique. Ajoutons le "facteur" Charest. Inséparables dès 2006, ces deux-là se regardent aujourd'hui à peine. C'est à se demander si la profonde amitié liant messieurs Charest et Mulroney – le premier ayant été mis au monde politiquement par le second – n'y serait pas aussi pour quelque chose.

LE CAS CHAREST

Ces temps-ci, un de ses problèmes est que les bourassiens de son caucus, donc les plus nationalistes, n'ont pas bien digéré la nomination de Michael Sabia à la Caisse de dépôt et placement. Parce que cette saga, entre autres choses, leur coûte cher dans les sondages. Mais aussi parce que Sabia, un ancien du sérail conservateur des mêmes Charest et Mulroney, n'a ni la fibre très libérale, ni la sensibilité très aiguisée dans le département de l'économie québécoise… Mais contrairement à celui de Harper, le caucus de M. Charest reste discret. Leur victoire majoritaire aide à calmer les esprits. Mais on sent aussi que les bourassiens se rappellent le vieil adage de Robert Bourassa voulant que le temps change parfois les choses: "En politique, six mois, c'est une éternité." Alors, imaginez quatre ans! Bref, puisqu'il est fort peu probable que M. Charest reste pour tenter de gagner un quatrième mandat, attendez-vous à ce que les bourassiens, calmement, songent de plus en plus à la suite des choses. Donc, à un éventuel nouveau chef aux racines, disons, plus rouges.

Même face à la possibilité que le PQ reprenne le pouvoir la prochaine fois, on ne sent pas non plus de péril en la demeure du côté du PLQ ou des forces fédéralistes en général. Ce qui sera le cas aussi longtemps que le PQ ne s'engagera pas à tenter de réaliser son option s'il prend le pouvoir.

Par contre, du côté des conservateurs, l'anxiété est totale. Il y a cette possible défaite, suivie du départ inévitable de Harper. Mais il y a surtout en cas de défaite un risque réel de schisme entre les ailes mulroneyesque et harpérienne. La "droite" canadienne serait alors divisée à nouveau! Mais ne le dites pas à Michael Ignatieff, il ne touchera plus à terre! Ce qui explique, je crois, pourquoi Harper pousse de plus en plus sa vision de droite sur les questions sociales et vilipende maladivement les "séparatistes" du Bloc et les "socialistes" du NPD! Idéologue avant d'être ambitieux pour sa personne, j'avancerais qu'il tente surtout de consolider l'ancienne base réformiste. Question de pouvoir bâtir autre chose si jamais il y avait scission du PC.

Ce qui nous ramène encore à Jean Charest. La rumeur veut que si le PC perd le pouvoir, il retournerait au bercail conservateur pour tenter de réaliser enfin son rêve d'être premier ministre du Canada. Mais le danger de scission au PC étant réel, M. Charest risque plutôt d'y penser à deux fois avant de partir ramasser son vieux parti en lambeaux. D'autant qu'il se souvient sûrement comment, alors qu'il était encore à Ottawa, il avait tenté, sans succès, de reconstruire le PC après son quasi-anéantissement en 1993! Remarquez qu'il pourra toujours partir rejoindre Henri-Paul Rousseau chez Power Corp. Ou choisir un poste en vue au Canada anglais ou à l'international. À 50 ans, M. Charest a beau marcher comme un canard boiteux, il aura amplement le temps d'aller se renforcer les pattes ailleurs…