Voix publique

Le patriote

Ça y est. Le couronnement est fait. Les dieux de Wall Street s'en pâment d'extase pendant que les conservateurs en font des poupées vaudou. Michael Ignatieff, descendant d'aristocrates russes et de grands penseurs canadiens-anglais, est officiellement chef du Parti libéral du Canada.

Libérées de Stéphane Dion, les troupes libérales s'en pincent de plaisir! Sur le site Internet du PLC, même son parti l'appelle par son prénom: "le discours de Michael au congrès", "suivez Michael sur Twitter". Ah… Michael, Michael, Michael… Les libéraux attendent maintenant que leur propre iggymanie s'étende au pays tout entier!

Les yeux rivés sur des sondages favorables – ce qui aide à cimenter l'unité d'un parti -, les libéraux écoutent religieusement leur chef leur promettre de les mener à la terre promise du pouvoir. Et il est fort possible qu'il le fasse! Hormis quelques mots sur l'assurance-emploi, il a beau les faire attendre côté contenu, ils répondent que tout cela sera dévoilé lors de la campagne électorale. On leur souhaite. Et que l'important est de remplir les coffres et de re-cons-trui-re le natural governing party du Canada. Face au richissime Parti conservateur, on ne saurait les en blâmer…

Les libéraux portent aussi fièrement sous le bras leur nouveau catéchisme: True Patriot Love (*), le dernier livre de leur chef "intellectuel", globe-trotter émérite et ami des amis de Barack Obama. Même les libéraux québécois ne s'offusquent aucunement lorsque Iggy qualifie de "cadeaux" inutiles tout renforcement des pouvoirs du Québec et fait ainsi comprendre que sa reconnaissance de la "nation" québécoise n'est qu'une vulgaire coquille vide.

LA "RÉINVENTION" DU CANADA

Pas un mot non plus lorsque Iggy réduit sa "main tendue" au Québec à une invitation à se joindre à lui ou à la construction virtuelle d'un TGV Québec-Windsor. Le silence est total lorsqu'il qualifie le rapatriement unilatéral de 1982 de moment-clé dans "la plus extraordinaire phase de réinvention" de l'identité canadienne! Ce n'est pas de sa faute, qu'ils se disent. Ayant vécu à l'étranger près de 30 ans, le pauvre homme a peut-être tout simplement raté la nuit des longs couteaux… Et zéro critique lorsque leur chef promet un "pays du savoir" en mettant les deux pieds en éducation, une juridiction provinciale.

Ces jours-ci, au PLC, l'amour rend non seulement aveugle, il rend aussi sourd et muet.

Mais les libéraux canadiens n'aiment pas trop qu'on leur dise que leur chef appuie les très polluants sables bitumineux albertains et que sa position sur l'environnement est faiblarde. Ou que sur une économie en pleine crise, ses idées sont encore en gestation. Ils n'aiment pas non plus qu'on leur rappelle que leur nouveau chef, lorsqu'il enseignait à Harvard, avait appuyé l'invasion américaine de l'Irak en 2003. Comme Stephen Harper. Et contrairement à Obama. Les libéraux n'aiment pas qu'on avance l'hypothèse, pourtant parfaitement logique, que si M. Ignatieff avait été premier ministre en 2003, le Canada serait sûrement allé en Irak.

Je ne soulève pas cette question par coquetterie. Tout le monde a le droit de changer d'idée. Car Iggy a changé son fusil d'épaule quelques années plus tard. Si je le fais, c'est parce que cet appui à l'invasion de l'Irak constituait en fait une erreur de jugement majeure dont les conséquences, s'il avait été PM du Canada, auraient été extrêmement lourdes. En termes de vies et de coûts.

UNE GRAVE ERREUR DE JUGEMENT

Ce rappel est important pour une autre raison. Cherchant à faire oublier le fait qu'il a vécu la majeure partie de sa vie adulte à l'extérieur du pays, Iggy tente dans son dernier livre de se définir comme un "patriote" canadien. Et donc que lui, contrairement à Harper, comprendrait le Canada et ses valeurs au point d'être capable d'en "imaginer" le destin. La tentative d'établir une filiation avec Pierre Trudeau ou Lester Pearson est ici à peine voilée…

Le problème est que ce petit détail de son appui à l'invasion de l'Irak à un moment où la majorité des Canadiens, incluant leur premier ministre, s'y opposaient, vient entacher sérieusement le C.V. du "patriote" Ignatieff. Sous prétexte que son cour saignait pour les Kurdes massacrés par Saddam Hussein, son appui laisse croire qu'il aurait aussi cédé à l'atmosphère propagandiste post-11 septembre créée par l'administration Bush. Pour un "penseur", son "analyse" de 2003 trahissait une indépendance de pensée plutôt relative face à la vision du monde bushienne. Difficile d'imaginer un Pierre Trudeau avoir une telle réaction. Même Jean Chrétien a dit non à George W. Bush.

Dans un essai datant de son époque Harvard, le "patriote" canadien Ignatieff disait s'opposer à la torture tout en appuyant l'usage de certaines formes d'interrogatoires dits "coercitifs" contre des terroristes présumés. Mais cet appui, il l'exprima ainsi: "it speaks to what we – Americans – might do in prosecuting the war".

Le patriote canadien se faisant alors patriote américain…

(*) Traduction française: Terre de nos aïeux. Quatre générations à la recherche du Canada (Boréal).