Voix publique

La manufacture à consensus

Dans les petites sociétés aux élites tricotées serré, le mot "consensus" est un mot magique. Il suffit souvent à un chef politique de le prononcer pour amener l'opinion publique à se ranger sagement.

C'est un mot puissant. Il fait taire les critiques en un éclair parce qu'un consensus est supposé être le produit de la raison, de la modération et du dialogue. Le problème étant qu'il est parfois "manufacturé", pour reprendre l'expression consacrée de Noam Chomsky…

Et ici, on adore les consensus! Qu'ils soient vrais ou fabriqués par des politiciens, des médias ou des leaders d'opinion. L'important est d'éviter la chicane. Lucien Bouchard en avait fait un art. Prenez son fameux déficit zéro. En 1996, non élu et sans mandat, mais armé d'un immense charisme, il s'est "manufacturé" un beau consensus en présidant un sommet où les milieux d'affaires et syndicaux ont approuvé ce qui allait pourtant handicaper les services publics pour longtemps. On baptisa le résultat: "consensus du déficit zéro". Hors de ce consensus, il n'y eut en effet point de salut pour les voix dissidentes.

LA MANUFACTURE A COMPROMISSION

De toute évidence, ce n'est pas le cas aux États-Unis! Charisme ou pas, Barack Obama et sa réforme du système de santé en mangent toute une dans les town halls houleux. On compare Obama à Hitler tout en le traitant de communiste! Sarah Palin prédit même que l'arrivée du public en santé créerait des "tribunaux de la mort" dictant qui vivra et qui mourra. Même le Parti démocrate est divisé.

Pour le Parti républicain et la droite at large, c'est une occasion en or pour faire fondre le téflon d'Obama. Question de viser l'élection présidentielle de 2012. En multipliant les sondages, les médias alimentent aussi la machine à saucissonner le président.

Qui sait ce qui arrivera en 2012. Mais ce ne serait pas la première fois qu'un président démocrate ne ferait qu'un seul mandat sans être assassiné! Ce fut le cas de Jimmy Carter en 1980. Ce qui a donné le pouvoir à Ronald Reagan et à la droite, la vraie, qui en ont profité pour tout déréglementer.

Quant à la réforme d'Obama, des analystes soulèvent aussi la question "raciale" – le côté non dit de cette campagne de peur. Certains Blancs refusent l'idée de payer pour des Noirs et des Hispaniques trop pauvres pour s'acheter une assurance privée. Et ce, à l'instigation d'un président noir! Pour les racistes, c'est trop.

Dans le New York Times du 15 août, Barack Obama écrivait pourtant ceci: "J'ai confiance que (…) nous pourrons bâtir le consensus dont nous avons besoin". Désolée, monsieur le Président. Zéro consensus en vue…

À un point tel où il commence à diluer sa propre réforme. Après avoir promis que les 46 millions d'Américains sans assurance seraient couverts et qu'il créérait une assurance publique pour "compétitionner" avec le privé, voilà qu'il affirme que cette "option publique" n'est "pas essentielle" à sa réforme! Ou que des "coopératives" pourraient aussi faire l'affaire. Comme si des coops pouvaient concurrencer les richissimes compagnies d'assurance. C'est ce qu'il appelle un compromis. La realpolitik a beau être ce qu'elle est, ça ressemble plutôt à de la compromission.

Bob Herbert, chroniqueur au New York Times, annonce même que "l'espoir d'une option publique est à peu près disparu", insistant aussi sur la "mine d'or" pour les assureurs privés que serait l'obligation pour ces 46 millions d'Américains de s'assurer s'il n'y avait pas d'option publique.

Herbert dénonçait aussi une entente présumément "secrète" entre l'administration Obama et le lobby des pharmaceutiques. Le lobby garantirait 80 milliards en économie sur 10 ans en échange de quoi Washington s'engagerait à n'exiger de cette industrie aucune autre réduction de coûts pendant tout ce temps! Imaginez, demande-t-il, un petit 8 milliards annuel de moins pour une industrie qui engrange 300 milliards de profits par année!

"Si les pharmaceutiques et l'industrie de l'assurance ont le grand sourire, ça peut seulement dire que l'intérêt public est abandonné." C'est un journaliste respecté du New York Times qui l'écrit. Pas un clone de Che Guevara.

Le pire dans tout cela est que si Obama devait laisser tomber l'assurance publique, il pourrait ne rien gagner politiquement. Il paraîtrait faible. Et le serait. Il ferait plaisir à la droite. Mais elle ne votera jamais pour lui. Il dirait aussi aux Américains les plus vulnérables que même s'ils auraient au moins une protection minimale du privé, aucun président, en bout de piste, n'est capable de tenir tête à ces industries. Et donc, que la démocratie est une imposture puisque les élus, même les plus puissants du monde, le sont toujours moins que la grande entreprise.

Sur des questions de principe et de bien commun, l'histoire enseigne pourtant que si le consensus est impossible, qu'il soit réel ou fabriqué, glisser d'un compromis à la compromission fait parfois tout perdre.

En espérant tout de même que tel ne sera pas le cas cette fois-ci…

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Petit rappel de définitions:

Consensus: accord et consentement du plus grand nombre.

Compromis: arrangement dans lequel on se fait des concessions mutuelles.

Compromission: acte par lequel on transige avec sa conscience…

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